Fabrice Flückiger

Résumé

L’Effigies praecipuorum, illustrium, atque praestantium aliquot theologorum, gravure réalisée en 1650 par Johann Schwyzer, montre une dispute religieuse fictive entre les pionniers de la Réforme que sont Luther, Zwingli ou Melanchthon et des représentants de l’Église romaine dont la duplicité est sur le point d’être révélée grâce aux Écritures. La controverse se joue ici sur la scène d’un théâtre de papier, dont les acteurs, le décor, les accessoires et la mise en scène sont typiques d’une riche grammaire visuelle développée par les auteurs protestants pour expliciter un discours théologique complexe et le diffuser largement. Cette contribution propose d’analyser suivant quels schèmes de pensée et au moyen de quels motifs familiers aux lecteurs de l’époque un artiste comme Schwyzer illustre le principe développé par les théologiens réformés de l’ecclesia guidée par la Parole de Dieu et éclairée par l’Esprit saint.

1matérialité des savoirsmobiliertable espaces savantslieuéglise construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantismeÀ première vue, l’Effigies praecipuorum, illustrium, atque praestantium aliquot theologorum, réalisée vers 1650 par le peintre et graveur Johann Heinrich Schwyzer 1, pourrait passer pour un banal exemple de ces innombrables Flugschriften qui, depuis le début du xvi e siècle, ont permis la diffusion rapide des idées réformées puis, une fois les confessions établies, ont servi à défendre les doctrines formulées par les héritiers de Luther, Zwingli et Calvin (fig. 1). Pourtant, cette gravure est peut-être l’illustration la plus aboutie de l’idée que le camp réformé se fait au xvii e siècle de la controverse religieuse idéale. D’un format de 598 x 474 mm, elle montre l’intérieur d’une église, au centre de laquelle est dressée une table à laquelle sont assis, à gauche, Luther, Zwingli, Calvin, Melanchthon, Bugenhagen et Oecolampade, autant de pionniers de la Réforme ; à droite, leur faisant face, cinq dignitaires de l’Église romaine anonymes, mais qui incarnent autant de fonctions de l’institution que les réformés rejettent comme étant des inventions humaines : le Pape, le Cardinal, l’Évêque, le Docteur et le Moine. Les livres ouverts sur la table indiquent à quelles autorités se réfère chaque camp : la Parole de Dieu pour les réformateurs, les décrets humains et lois terrestres pour les représentants de Rome. Autour d’eux, 36 acteurs secondaires de la Réforme sont reconnaissables grâce à leur identification par des numéros renvoyant à la légende placée sous la gravure. La présence autour d’une même table d’acteurs qui n’ont pas vécu à la même époque ou ne se sont jamais rencontrés, la chandelle posée sur la Bible et qui illumine la composition, la colombe du Saint-Esprit planant au-dessus des protagonistes laissent entendre qu’il ne s’agit pas ici de représenter une dispute réelle, historique, mais le principe même qui justifie le combat des réformateurs : Dieu inspire à ceux qui s’en remettent à sa Parole la capacité à discerner le vrai du faux et leur permet donc de défendre la Vérité contre les faux prophètes et l’Église romaine corrompue.

Figure 1 – , [Zurich], [1650], gravure de 59,8 x
          47,4 cm sur feuille de 87 x 47,6 cm. Zentralbibliothek Zürich, EDR
          III 1650 Reformatoren 1. URL : .
Figure 1. Figure 1 – Effigies praecipuorum, illustrium, atque praestantium aliquot theologorum… / Contrafetische Abbildung etlicher alten, berühmtesten, und hochgelehrten Herren, die vor, in, und nach der Reformation Gespräche gehalten ... / Johann Schwyzer sculpsit, [Zurich], [1650], gravure de 59,8 x 47,4 cm sur feuille de 87 x 47,6 cm. Zentralbibliothek Zürich, EDR III 1650 Reformatoren 1. URL : https://doi.org/10.3931/e-rara-47918.

2typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions inscription des savoirsvisualisationimagegravureLa gravure de Schwyzer résume des décennies d’efforts visant à établir les idées de la Réforme et à instituer les réformateurs comme protecteurs de la véritable Église du Christ face à l’institution romaine. Pour ce faire, l’auteur puise dans les éléments d’une grammaire visuelle progressivement constituée au cours des xvi e et xvii e siècles et les utilise pour concentrer dans l’espace de la gravure l’essentiel de la théologie réformée, ainsi qu’un discours politique célébrant la cité de Zurich où il vit et travaille. Les réflexions développées ici visent à mieux comprendre comment une gravure telle que l’Effigies a pu voir le jour et quel était son message : il faut pour cela montrer comment les disputes organisées dès le début du xvi e siècle ont contribué à façonner les modalités de l’affrontement religieux, décrire les éléments de l’iconographie de la controverse et leurs significations, revenir sur le rôle central de l’Esprit saint dans les disputes postulé par la théologie zwinglienne et enfin saisir la manière dont la gravure de Schwyzer reflète la place éminente de la ville de Zurich dans l’imaginaire de la Réforme.

Conflit confessionnel et controverse religieuse

3construction des savoirsépistémologievérité construction des savoirstraditionreligion construction des savoirsvalidationcontroverseSi la gravure de Schwyzer ne représente pas un événement historique, elle puise de manière évidente dans un imaginaire de la controverse nourri par ces Religionsgespräche qui, dans plusieurs Stände d’Allemagne mais surtout dans les cantons suisses, ont permis aux idées des réformateurs, adoptées par les Conseils et institutionnalisées dans les Kirchenordnungen, de passer du statut de principes soutenus par une frange minoritaire du clergé et par une partie seulement de la population au rang de lois contraignantes pour toute la communauté. Si seul le vote des conseils et des communes en faveur de l’adoption de la prédication réformée, du retrait des images et de l’abolition de la messe peut sceller le choix de la nouvelle foi, les disputes religieuses précèdent et préparent ces moments décisifs ou en confirment la légitimité. En leur sein, la recherche de la Vérité devient une affaire de professionnels de la manipulation des biens du salut qui, réunis sous le signe de l’Esprit saint, répondent aux questions soulevées par les réformateurs pour protéger le salut de tous2.

4construction des savoirsvalidationcontroverseLa première de ces disputes a lieu le 29 janvier 1523 à Zurich 3. Devant le bourgmestre Marx Roïst, les conseillers de la ville et les maîtres de corporations, le curé de Saints-Félix-et-Régula Ulrich Zwingli 4 défend sa vision de l’ecclesia, fondée sur le principe d’une Église invisible et universelle détachée des préoccupations terrestres romaines, qui s’incarne dans les communautés telles que la cité de Zurich 5. Face à lui, le vicaire général du diocèse de Constance Johann Fabri ne parvient pas à convaincre le magistrat d’ajourner la dispute, malgré son insistance sur la primauté de la Curie et ses appels à s’en remettre au concile général. Le Conseil autorise donc Zwingli à poursuivre sa prédication et encourage les autres curés et prédicateurs de la cité à ne se référer qu’aux Écritures dans leurs prêches.

5pratiques savantespratique discursiveconférencePlusieurs autres disputes sont organisées dans le sillage de cette première conférence : en 1525 à Memmingen, où Christoph Schappeler l’emporte face aux clercs de la ville, et la même année à Nuremberg, où Andreas Osiander mène les débats pour le camp réformé face aux franciscains ; à Baden, en 1526, où les cantons suisses catholiques tentent avec un succès mitigé de retourner contre Zwingli l’arme de la dispute ; en 1528, à Berne, où une conférence à laquelle participent tous les réformateurs en vue qui adhèrent au courant zwinglien initie la transformation de la cité en championne helvétique de la Réforme ; à Hambourg en 1528 encore, où plusieurs disputes scellent le choix de la ville hanséatique en faveur du luthéranisme ; à Lausanne enfin, en 1536, où l’on assiste à l’une des premières prises de parole publiques d’un certain Jean Calvin, venu assister Guillaume Farel et Pierre Viret face aux chanoines de Notre-Dame de Lausanne et au clergé du Pays de Vaud, majoritairement hostile aux idées nouvelles6.

6typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétorique espaces savantsterritoireempireÀ partir de 1540, c’est dans le Saint-Empire romain germanique que se tiennent d’ambitieuses disputes appelées colloques religieux d’Empire : à Ratisbonne, en 1541, d’éminents controversistes comme Martin Bucer ou Philippe Melanchthon pour les réformateurs et Johann Eck et Johann Groper pour les catholiques tentent de retrouver l’unité religieuse sous l’œil méfiant du pouvoir impérial qui, en la personne d’un Charles Quint pétri de l’idéal de la christianitas universelle, ne conçoit au fond pas d’autre solution à la crise religieuse que le retour des protestants dans le giron de Rome 7. Dans le royaume de France, de nombreuses disputes sont organisées à partir des années 1560, mais – à l’exception du colloque de Poissy en 1561 – ces rencontres restent sans impact politique : dans un pays déjà très centralisé et où aucune ville ne jouit d’une autonomie suffisante pour décider de sa foi sans l’aval du Roi, les conférences sont surtout l’occasion pour les controversistes de faire preuve de leur habileté rhétorique et de leurs compétences exégétiques8. Quelques disputes ont également lieu en Angleterre, comme la conférence tenue à Westminster en 1559 qui influence le Règlement élisabéthain9, et dans les Pays-Bas, comme à La Hague et à Leyde, où les autorités locales soutiennent les réformés durant la révolte contre l’Espagne catholique10.

7typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textesphilologie pratiques savantespratique corporelleparole pratiques savantespratique lettréeexégèseNombre de ces conférences jouent un rôle essentiel dans la progression de la Réforme. Dans plusieurs cas, une alliance se noue en leur sein entre les clercs réformateurs et les magistrats, les premiers y regagnant la reconnaissance et le statut que l’Église romaine leur refuse désormais et les seconds s’y mettant en scène comme les garants du salut de la communauté. Zwingli, Oecolampade, et plus tard Farel et Calvin, s’imposent dans les disputes comme des acteurs légitimes, dont la parole fait autorité non en raison de leur ordination cléricale, mais de leur capacité à interpréter la Parole de Dieu contenue dans les Écritures11. Surmontant leurs réticences initiales à débattre avec des schismatiques, les adversaires de la nouvelle foi comprennent rapidement la nécessité d’entrer en lice contre ces redoutables orateurs maniant la Bible pour attaquer Rome, sous peine de se voir déclarer vaincus par forfait. Cependant, malgré des échanges de plus en plus rigoureux entre des controversistes qui se professionnalisent, aucune dispute ne parvient à réunifier une communauté déchirée – soit que l’un des partis l’emporte, contraignant l’autre à se soumettre ou ses partisans à s’exiler, soit que les participants se séparent sur un constat de désaccord. Ces conférences n’en jouent pas moins un rôle crucial dans la définition des frontières confessionnelles, conduisant les réformateurs à systématiser leurs réflexions sur les conditions du salut pour en faire une doctrine cohérente et amenant leurs adversaires à identifier précisément les nouveautés contre lesquelles il leur semble indispensable de s’élever et à imaginer des réponses efficaces. Les disputes sont aussi le lieu d’une nouvelle codification des savoirs et des pratiques probatoires : défendre une thèse suppose en effet d’être en mesure de la prouver, par des citations précises et des réfutations fondées sur le texte12. Cette exigence pousse tant les réformés que les catholiques à fournir des efforts inédits en matière de philologie ou de critique historique et exégétique, et fait de ces conférences le lieu d’émergence d’une érudition nouvelle dont François Laplanche a bien montré l’importance pour les sciences historiques et philologiques modernes13.

8construction des savoirstraditiondoctrine construction des savoirsvalidation construction des savoirsépistémologieauthenticitéCes disputes voient enfin se mettre en place, progressivement, des règles de plus en plus complexes visant à encadrer les échanges et à prévenir toute accusation de partialité. Aménagement de l’espace, disposition des participants dans la salle, ordre des prises de parole, identification et contrôle des sources utilisées par les orateurs, neutralisation du bureau et impartialité des notaires, tout devient rapidement l’objet d’interminables négociations, souvent plus longues que la conférence proprement dite. Plus question, par exemple, de faire s’affronter dans les colloques d’Empire des années 1540 des controversistes de compétence et de réputation inégales comme c’était encore le cas à Zurich au début des années 1520. Les procédures de vérification des citations deviennent de plus en plus pointues, comme le prouve le cas d’Annonay en 1562 : ici, chaque controversiste est flanqué d’un vérificateur issu de la confession adverse et chargé de contrôler les citations, vérificateur lui-même surveillé par un secrétaire partageant la foi de l’orateur et assisté dans sa tâche par un aide de la même confession que le premier vérificateur – un triple contrôle, donc, qui montre à quel point la probation est alors devenue une affaire sensible14. À Baden, par exemple, l’exigence formulée par Lucerne de voir son greffier municipal, Johann Huber, établir un cinquième procès-verbal manque de faire échouer la dispute avant qu’elle n’ait commencée, la stricte parité entre notaires protestants et catholiques sur laquelle les participants s’étaient mis d’accord étant brusquement remise en cause15. La recherche commune de la Vérité s’avère ainsi de plus en plus illusoire, le désaccord portant non seulement sur les questions de doctrine, mais aussi sur les modalités permettant de dire le vrai et de reconnaître le faux.

La controverse en images

9construction des savoirsépistémologievéritéLes images de colloques de religion visent avant tout à célébrer ces conférences comme autant d’espaces idéaux de recherche de la Vérité. La plupart d’entre elles sont postérieures à l’événement représenté, et il ne faut pas y chercher un compte-rendu exact d’une dispute, mais une représentation symbolique, dont le but est de montrer au spectateur pourquoi et comment la conférence permet à la Vérité d’apparaître aux yeux de tous. L’image est donc moins descriptive que prescriptive, fournissant au spectateur les clés pour interpréter correctement l’événement, et il n’est pas inutile de revenir brièvement sur cette tradition très riche aux xvi e et xvii e siècles pour saisir toute la complexité de la gravure de Schwyzer.

10pratiques savantespratique lettréetranscriptionLes principes à l’œuvre ici sont parfaitement reconnaissables, par exemple, dans les vignettes qui illustrent la transcription de 1605 par Heinrich Thomann de l’Histoire de la Réformation écrite par Heinrich Bullinger en 1564 (Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316)16. Quatre disputes y sont représentées sous forme de dessins à l’encre noire et colorés à l’aquarelle : celles tenues à Zurich en janvier et en octobre 1523, celle organisée à Berne en janvier 1528 et enfin celle ouverte à Baden lors de la Pentecôte 1526 à l’initiative des cantons catholiques pour contrer l’avancée de la Réforme dans les terres helvétiques. Lorsque Thomann réalise ces vignettes, ces quatre disputes sont déjà considérées comme des moments-clés de la geste protestante suisse. La représentation des trois premières, qui ont vu le triomphe de la Parole de Dieu, diffère fortement de la manière dont est rendue la conférence de Baden.

11À Zurich et à Berne, l’ordre et l’harmonie règnent : sur la première image, Zwingli parle devant les bourgmestres et les membres du conseil réunis dans la grande salle de l’hôtel de ville (fig. 2) ; dans la seconde, un débat savant oppose des clercs assis autour d’une table sous l’œil vigilant des présidents alors que le secrétaire rédige le procès-verbal (fig. 3). Sur la vignette représentant la conférence de Berne, les orateurs des deux camps se font face, assis à leurs tables respectives disposées sur une estrade installée dans la nef de l’église des Cordeliers ; les présidents chargés de veiller au respect des règles sont représentés en position d’arbitres, alors que les notaires, dos au spectateur, prennent les minutes des débats (fig. 4). Dans ces images, chaque acteur semble occuper la place qui lui a été assignée et remplir son rôle en se montrant conscient de l’enjeu immense de la dispute, qui n’est autre que le salut de tous. Thomann a en outre pris soin de représenter des livres ouverts devant les intervenants : ce sont les différentes éditions de la Bible que mentionnent les procès-verbaux de ces disputes, dans lesquelles les affirmations des uns et des autres sont soigneusement vérifiées.

Figure 2 - [Kopienband zur zürcherischen Kirchen- und
            Reformationsgeschichte, par Heinrich Thomann], 1605 ou 1606.
            Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 75.
Figure 2. Figure 2 - Historia und Geschichten so sich verlouffenn inn der Eydgnoszschaft innsounders zuo Zürich mit enderung der Religion und anrichtunge einer christenlichen Reformation vom dem jar Christi 1519 bisz in das jar 1532 …[Kopienband zur zürcherischen Kirchen- und Reformationsgeschichte, par Heinrich Thomann], 1605 ou 1606. Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 75vo.
Figure 3 - …, 1605 ou 1606.
            Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 100.
Figure 3. Figure 3 - Historia und Geschichten so sich verlouffenn inn der Eydgnoszschaft…, 1605 ou 1606. Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 100vo.
Figure 4 - …, 1605 ou 1606.
            Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 316.
Figure 4. Figure 4 - Historia und Geschichten so sich verlouffenn inn der Eydgnoszschaft…, 1605 ou 1606. Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 316ro.

12pratiques savantespratique lettréecitation acteurs de savoirstatutmoine construction des savoirsvalidationcontroverseLa dispute est codifiée, réglée minutieusement pour que personne ne puisse affirmer avoir été lésé, et le choix de religion ne procède ici clairement pas de brigues, de pressions extérieures ou de la poursuite d’intérêts personnels, mais de la confrontation des propositions théologiques et ecclésiologiques avec les Écritures. Comme le souligne Olivier Christin, cette mise en scène des disputes protestantes comme lieux où prime la Parole de Dieu et non une quelconque position d’autorité n’est pas sans rappeler les mises en page très particulières observables dans les pamphlets réformés, comme par exemple dans le Unterscheyd eins Münchs und eins Christen d’Erhard Schoen, publié en 1530 : dans ce court texte montrant que le vrai chrétien est celui qui se laisse guider par le Christ, alors que le moine n’est qu’un profiteur hypocrite, les caractéristiques des deux protagonistes sont opposées terme à terme au moyen d’une disposition du texte en colonnes. On retrouve ce renforcement des arguments par les choix typographiques dans nombre d’ouvrages, comme dans la fameuse réponse de Calvin aux docteurs de la Sorbonne, où les arguments des « papistes » sont résumés sur la page de gauche, les réponses des « évangélistes » étant développées sur la page de droite et étayées de nombreuses citations bibliques17.

13construction des savoirséducationchaire universitaireRien de tout cela dans la quatrième vignette du manuscrit Thomann, qui représente la dispute de Baden (fig. 5). En effet, à l’harmonie des premières images répondent ici désordre et parti pris. L’orateur catholique – il s’agit de Johann Eck, théologien réputé, professeur à Ingolstadt et adversaire de la première heure de Luther et de Zwingli 18 – parle du haut de la chaire en faisant le geste d’enseignement, alors que le bâlois Oecolampade, principal orateur réformé à Baden, est relégué au fond de la nef, comme inaudible. Les deux orateurs ne se font pas face, Eck semble même ignorer complètement son contradicteur et agir comme s’il était seul à exprimer une parole légitime. Exit aussi les dispositifs de contrôle : aucune Bible ouverte pour vérifier les citations, pas de greffier consignant dans son registre une trace des débats. Le public, enfin, est une masse informe qui se presse dans un lieu où ne se déroule pas un échange savant entre professionnels de la manipulation des biens du salut attachés à la compréhension de la Parole divine, mais où l’institution ecclésiastique entend s’imposer au moyen d’arguments d’autorité. Thomann montre ici une dispute illégitime, tombée aux mains d’une Église romaine qui ne tolère pas la contradiction et refuse de voir ses thèses confrontées au texte biblique.

Figure 5 - …, 1605 ou 1606.
            Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 262vo.
Figure 5. Figure 5 - Historia und Geschichten so sich verlouffenn inn der Eydgnoszschaft…, 1605 ou 1606. Zentralbibliothek Zürich, ms. B 316, fol. 262vo.

14acteurs de savoirqualités personnellesPeu importe à l’auteur de ces images que Johann Eck se soit en réalité largement appuyé sur les Écritures à Baden, se faisant même seconder par un hébraïste et un helléniste19, ou que le dispositif apparemment neutralisé de la dispute de Berne cache mal que les réformateurs étaient en position de force, puisqu’ils avaient établi la liste des thèses abordées, que le magistrat leur était favorable et qu’aux prédicateurs bernois Haller et Kolb s’étaient joints les meilleurs controversistes adeptes de Zwingli 20. Thomann entend avant tout opposer l’honnêteté des protestants, qui cherchent la Vérité en respectant l’adversaire et s’en remettent à Dieu pour comprendre ce que doit être l’Église, aux manœuvres des catholiques, qui ne souscrivent à l’exercice que dans le but d’imposer les dogmes voulus par Rome en se cachant derrière le paravent de l’assemblée chrétienne et en refusant de tenir réellement compte de ce que dit la Bible.

15acteurs de savoirprofessionsecrétaire construction des savoirsvalidationLes vignettes du manuscrit Thomann ne sont qu’un exemple des nombreuses images de disputes qui circulent tout au long des xvi e et xvii e siècles dans le but de proposer des lectures édifiantes de ces moments de témoignage et de défense de la foi. La représentation du colloque de Poissy par Jacques Tortorel et Jean Perrissin suit ainsi des principes semblables à ceux relevés dans les images des disputes helvétiques : la planche no 8 des Quarante Tableaux réalisés en 1570 par les deux graveurs installés à Genève 21 dévoile la disposition des participants au colloque de religion décidé par Catherine de Médicis et Michel de L’Hospital dans une dernière tentative de réunifier catholiques et huguenots, qui se tient au prieuré royal Saint-Louis de Poissy du 9 septembre au 14 octobre 1561 22 (fig. 6). Là aussi, l’accent est mis sur le bel ordonnancement de la dispute et le respect des procédures de vérification : les orateurs réformés se tiennent face au Roi pour exposer leurs arguments, leurs contradicteurs sont assis sur les côtés ; des secrétaires royaux prennent les minutes des débats. Toutefois, les positions ne sont pas égales, et ce sont bien les défenseurs de la nouvelle foi qui doivent ici se justifier : menés par Théodore de Bèze, les prédicateurs se tiennent debout derrière un chancel, et si le Roi est célébré comme un arbitre neutre en apparence, la gravure montre que les réformateurs sont en position de faiblesse. Tortorel et Perrissin les mettent cependant en scène comme des témoins de la foi qui ne craignent pas de confesser publiquement et face à l’autorité royale les principes qu’ils jugent vrais, ce qui se voit notamment au geste d’enseignement que fait Théodore de Bèze, placé au centre de la composition.

Figure 6 - Le colloque de Poissy dans le … de Jean Tortorel et
            Jacques Perrissin, V. 1570. Bibliothèque nationale de
            France.
Figure 6. Figure 6 - Le colloque de Poissy dans le Premier volume contenant quarante tableaux ou histoires diverses qui sont mémorables… de Jean Tortorel et Jacques Perrissin, V. 1570. Bibliothèque nationale de France.

16Dans le camp adverse, peintres et graveurs ont également recours à des motifs picturaux éprouvés pour défendre et illustrer leur conception de l’Église. D’innombrables représentations du concile de Trente sont ainsi réalisées en vue de souligner la légitimité exclusive de ce concile si longtemps repoussé et finalement ouvert en 1545 23. On ne donnera ici qu’un seul exemple, révélateur des codes iconographiques utilisés : dans l’église de Santa Maria in Trastevere de Rome, une fresque peinte par Pasquale Cati en 1588 met en scène l’Église triomphante qui foule à ses pieds l’Hérésie vaincue par le Concile sous l’égide du Pape (fig. 7). La composition reprend les éléments de la bonne conférence religieuse, notamment la disposition ordonnée des participants et la présence d’un secrétaire chargé de transcrire les débats. Cependant, c’est surtout un élément absent des images précédemment citées, mais que l’on retrouve en réalité dans de très nombreuses gravures et peintures célébrant le juste choix de religion, qui retient ici l’attention : planant au-dessus des pères conciliaires, une colombe illumine l’assemblée d’une lumière céleste. La présence de cette allégorie du Saint-Esprit dans la représentation par Cati du concile de Trente constitue une réplique évidente à la prétention des réformateurs à être les seuls à recevoir l’inspiration divine. En effet, la conviction d’être éclairé par l’Esprit saint est récurrente dans le discours des théologiens protestants et Zwingli la met systématiquement en avant pour justifier les disputes religieuses.

Figure 7 - Pasquale Cati, , Rome, Santa Maria in Trastevere, 1588. Wikipedia
            Commons.
Figure 7. Figure 7 - Pasquale Cati, Le concile de Trente, Rome, Santa Maria in Trastevere, 1588. Wikipedia Commons.

La lumière de l’Esprit

17Dans l’Effigies, Schwyzer reprend le motif de l’inspiration divine et le place au centre d’une composition qui s’inscrit dans la continuité de multiples images destinées à célébrer les conférences de religion et leurs acteurs au moyen d’une mise en scène graphique de la recherche de la Vérité où chaque acteur, chaque accessoire, chaque élément de décor a un rôle à jouer. Mais le peintre et graveur zurichois va plus loin. En s’affranchissant de toute référence à une dispute réelle, qui aurait pris place dans un espace défini et une temporalité précise, son œuvre se veut preuve de l’efficacité et de la légitimité perpétuelle de cette forme de controverse si utile aux premiers réformateurs. Il ne s’agit plus ici de justifier la tenue d’une dispute en particulier, de montrer que telle cité a organisé une conférence dans les règles ou que tel orateur a respecté les nouvelles civilités de la preuve, mais de justifier le principe même de la dispute qui, quel que soit le lieu où l’heure, permettra toujours de dévoiler la Vérité si les participants acceptent de se plier à deux règles très simples mais essentielles : s’en remettre à la Parole de Dieu et laisser l’Esprit saint guider leur lecture du texte.

18matérialité des savoirsmobiliertableLa disposition des controversistes chez Schwyzer autour de la table rappelle les dispositifs nés des premiers affrontements entre partisans et adversaires de la nouvelle fois plus d’un siècle auparavant. La gravure souligne ainsi l’importance accordée à une forme d’échange certes agonistique, dont seul un parti sortira vainqueur, mais fondée sur l’égalité des positions. Schwyzer, on l’a vu, met en scène les théologiens ayant participé à des disputes décisives pour la Réforme : Luther, Zwingli, Calvin, Melanchthon, Bugenhagen et Oecolampade sont assis face aux représentants de l’Église, anonymes mais qui incarnent chacun un visage décrié de l’institution : la Papauté et sa prétention à l’infaillibilité, la Curie romaine aux mains des cardinaux avides de pouvoir, la division de la Chrétienté en autant de fiefs d’évêques peu préoccupés par leur rôle de berger, la justification de toutes les compromissions et de toutes les injustices par les docteurs en théologie et enfin l’hypocrisie du système monastique. L’Église de Dieu fait ici face à l’Église des hommes, et les interprètes de la Parole divine sont en passe de confondre ceux qui protègent leurs intérêts terrestres en se cachant derrière les lois et les institutions qu’ils ont inventées et travesties en commandements divins. L’opposition de deux conceptions de l’Église qui s’affrontent sous le regard du Tout-Puissant est un topos de l’iconographie réformée, que l’on retrouve dans de nombreuses Flugschriften, comme par exemple cette gravure de Hans Sebald Beham qui montre à gauche l’église du Pape, des prélats et des riches marchands tirant profit de l’économie du salut défendue par Rome et où tout est prétexte à taxer le fidèle et, à droite, l’église des paysans, des vrais chrétiens, à qui suffit la Parole de Dieu (fig. 8).

Figure 8 - Hans Sebald Beham, , Nuremberg, V. 1524.
Figure 8. Figure 8 - Hans Sebald Beham, Ein neuwer Spruch wie die Geistlichkeit und etlich Handtwercker uber den Luther clagen, Nuremberg, V. 1524.

19Chez Schwyzer, un livre ouvert portant la mention « Evangelium » trône au centre de la table, incarnant la Parole divine et rappelant que seules les Écritures peuvent départager les hommes sur les questions de la foi. Une chandelle est posée sur l’ouvrage et sa flamme, placée exactement au centre de la composition, symbolise la lumière de l’Évangile qui éclaire non seulement les controversistes présents, mais la totalité du Monde. La chandelle oriente enfin le regard du lecteur vers la colombe de l’Esprit saint qui plane au-dessus des participants et dont émane la devise Verbum domini manet in aeternum, empruntée à la Première Épître de Pierre et devenue signe de ralliement des réformateurs24. La formule résume le propos central de la gravure, qui place l’action de l’Esprit au cœur de la recherche de la Vérité, car érudition et inspiration ne sont pas séparables dans la controverse religieuse de l’époque moderne. Les réformateurs ont en effet rapidement dû imaginer des outils leur permettant de contrer le stigmate de l’hérésie : or, si Zwingli, Bullinger ou Calvin mettent à profit l’expérience acquise au cours de leurs études universitaires ou de leur fréquentation des milieux humanistes pour porter l’affrontement sur le terrain de la preuve et de la critique, ils ne manquent jamais de souligner que le juge ultime reste Dieu, dont la Bible recense et transmet la volonté et qui envoie son Esprit guider les controversistes dans leur lecture du texte. Zwingli affirme ainsi que le fidèle qui lit les Évangiles en se laissant éclairer par l’Esprit saint ne peut se tromper, et que les risques d’erreurs mis en avant par l’Église pour imposer un contrôle de l’interprétation des Écritures ne constituent pas un argument recevable25. Cette interprétation pneumatique de la relation entre les hommes, la Bible et Dieu se retrouve dans toutes les disputes inspirées par la théologie du réformateur zurichois : faisant écho à la Pentecôte, les conférences de religion renouvellent l’alliance entre Dieu et les hommes et signent la fin du long règne de la Rome usurpatrice26.

20construction des savoirstraditionhéritageLe cartouche inscrit dans l’axe de la colombe du Saint-Esprit et de la chandelle confirme cette lecture. Portant le mot « Successio », il renvoie à un motif bien connu de la pensée protestante : la conviction des réformateurs d’être les vrais successeurs des disciples du Christ, les héritiers de l’Église primitive appelés à protéger et propager l’enseignement du Christ enfin délivré des altérations romaines. Or, sur le jubé de l’église au sein de laquelle se tient la dispute idéale de Schwyzer sont représentés les Douze Apôtres et, en dessous d’eux, les quatre évangélistes Matthieu, Marc, Luc et Jean. Enfin, Moïse, tenant les Tables de la Loi, fait face au Christ portant la Croix dans un rappel symbolique de la complémentarité de l’Ancien et du Nouveau Testament, alors que Paul, l’apôtre des Gentils, observe toute la scène depuis la gauche. Dans un rejet évident des prétentions romaines faisant du Pape le successeur de saint Pierre, l’image ne laisse planer aucun doute sur le fait que la véritable succession apostolique est bien du côté des réformateurs qui écoutent la Parole de Dieu, et non de l’Église romaine qui l’étouffe.

Zurich, cité élue de Dieu

21acteurs de savoirstatutbénédictinL’église qui sert de décor à l’Effigies est sans doute le Fraumünster de Zurich, dans lequel se trouve un jubé datant de 1469/1470 orné de statues des quatre évangélistes qui ressemble à s’y méprendre à celui représenté par Schwyzer, même s’il n’est pas surmonté comme dans la gravure par une galerie des Douze Apôtres27. Ancienne abbatiale du couvent des bénédictines dissous en novembre 1524 par la dernière abbesse, Katharina von Zimmern, qui transfère alors les biens et les droits du couvent au Conseil de Zurich, le Fraumünster est l’une des plus importantes églises de la ville28. Schwyzer n’en fait donc certainement pas le théâtre de la dispute idéale par hasard. Au contraire, il s’agit d’un rappel – certes discret mais parfaitement intelligible pour qui savait déchiffrer les indices architecturaux laissés par l’artiste – du statut éminent de Zurich dans l’histoire du protestantisme helvétique. Car si c’est la conversion de la puissante Berne qui assure la pérennité de la nouvelle foi dans l’Ancienne Confédération à partir de 1528, Zurich est le premier canton à choisir la nouvelle foi par une série de décisions du Conseil prises entre 1523 et 1525 qui débouchent sur la généralisation de la prédication réformée, le retrait des images et finalement l’abolition de la messe29. Et c’est bien sûr à Zurich que le curé Ulrich Zwingli est devenu le réformateur que l’on connaît, prêchant sans relâche depuis sa chaire du Grossmünster et rédigeant traités et lettres pour défendre et promouvoir sa vision de l’Église chrétienne.

22espaces savantsterritoirecentre espaces savantsterritoireville acteurs de savoircatégorie socialebourgeoisieÀ Zurich, comme dans d’autres villes, magistrats et bourgeois se réclament d’une continuité prestigieuse, célébrant autant l’ancienneté de la cité jouissant depuis 1218 de l’immédiateté impériale que la protection céleste dont bénéficie la communauté. Le cycle du martyre de saints Félix, Régula et Exuperantius peint par Hans Leu l’Ancien vers 1500 (Musée national suisse, AG 7.1-5) se déroule ainsi dans un paysage urbain clairement identifiable comme étant la Zurich du xv e siècle, choix qui souligne la protection accordée à la cité par ses saints patrons. Avec la Réforme, les trois saints, dépouillés de leur rôle d’intercesseurs, perdent de leur importance, mais l’analogie entre la cité et l’ecclesia prend en revanche une vigueur nouvelle avec l’interprétation zwinglienne de la communauté civique comme incarnation terrestre de l’Église invisible du Christ. La cité se pense dès lors en phare d’où rayonne le message des Évangiles. Et dans les faits, Zurich joue un rôle important dans la diffusion du nouveau message théologique au xvi e siècle : Heinrich Bullinger entretient un réseau de correspondants qui s’étend « de Sienne à Copenhague, de La Rochelle à Brest-Litovsk 30 » ; le Consensus Tigurinus de 1549 établi par Bullinger et Calvin, puis la Confessio helvetica posterior de 1566 fournissent des modèles théologiques reçus bien au-delà des frontières helvétiques ; les pasteurs formés au sein du Collegium Carolinum, ancêtre de l’actuelle Faculté de Théologie fondé en 1525, essaiment dans toute l’Europe ; livres et pamphlets publiés par les controversistes sortent des presses zurichoises – celles de Christoph Froschauer, éditeur des actes des disputes de Zurich et de Berne ainsi que de nombreux textes de Zwingli, sont les plus célèbres31.

23construction des savoirstraditionreligion espaces savantsterritoirecapitale construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantismeCapitale du protestantisme zwinglien et helvétique, Zurich est « plus ancienne que Rome et n’a, contrairement à la Babylone des rives du Tigre, jamais renié la vraie foi », selon la formulation de Bullinger dans sa Tigurinerchronik, rédigée entre 1572 et 1574 32. Si cet éloge tord quelque peu la réalité, il n’en reflète pas moins l’image que la ville se fait d’elle-même encore au milieu du xvii e siècle. Or, en tant que première cité helvétique dont le magistrat et les habitants ont compris le message envoyé par Dieu aux hommes par l’intermédiaire du « prophète » Zwingli et de ses compagnons, Zurich se doit de souligner ce statut particulier de phare de la « vraie religion33 ». La cité a aussi à cœur de répondre aux incessantes accusations d’hérésie formulées par les cantons restés catholiques qui, depuis 1525, reprochent non seulement à Zurich d’avoir cédé à des schismatiques acharnés à détruire la Chrétienté, mais aussi de mettre en péril les alliances entre cantons qui ont permis aux États de la Confédération helvétique de défendre leurs libertés et leurs privilèges avec succès.

24Schwyzer est sensible à ces questions, comme le révèle ce qui reste peut-être son chef-d’œuvre, le Miroir du Bon Gouvernement réalisé en 1657 pour la salle du Conseil de Zurich et que l’on peut aujourd’hui admirer au Musée national suisse (LM 3611)34. Le Miroir se présente sous la forme d’une armoire à deux vantaux, large de près de 4 mètres lorsqu’elle est ouverte ; sur le panneau central, 162 disques disposés en cercles concentriques sur fond de ciel étoilé énumèrent tous les acteurs du magistrat zurichois depuis 1498, répartis sur les disques selon leur appartenance aux différentes institutions de la ville. Le système de gouvernement zurichois est ici célébré comme un ensemble harmonieux, où chaque élément occupe sa place et où le retrait d’un seul disque amènerait la rupture de l’équilibre qui fait de Zurich la cité idéalement gouvernée. Le texte accompagnant le Miroir, qui court sur les deux vantaux représentant les armes des conseillers de l’année 1657, souligne que l’ordre terrestre du magistrat reflète l’ordre divin, et que Zurich est une cité aimée de Dieu. L’Effigies de 1650, réalisée deux ans après la signature du traité de Westphalie qui entérinait la division confessionnelle de l’Europe et l’autonomie complète des cantons suisses, s’inscrit dans cette célébration de Zurich comme cité souveraine où la Parole de Dieu a triomphé : en faisant du Fraumünster le théâtre de sa dispute idéale, Schwyzer élève Zurich au statut de nouvelle Jérusalem – une allégorie de la cité constitutive de l’ethos municipal depuis le Moyen Âge, comme l’a montré Dietrich W. Poeck 35. Or, cette analogie acquiert ici une force inédite, puisque c’est à Zurich qu’a eu lieu, selon les réformés, la première réactualisation de la Pentecôte, 1523 années après la descente du Saint-Esprit sur les apôtres au Mont Sion36.

25***

26inscription des savoirslivreimpriméL’Effigies est un exemple paradigmatique de l’usage que des auteurs comme Schwyzer savent faire des possibilités offertes par l’imprimerie. Mises en page et dispositions de textes confrontant les arguments terme à terme, choix typographiques visant, par la taille et la police des caractères, à faire ressortir une information, frontispices et gravures mêlant motifs visuels et citations pour résumer en une image des propos théologiques complexes ont en effet joué un rôle central dans le succès des idées réformées.

27L’affrontement religieux se joue ici sur la scène d’un théâtre de papier : Schwyzer puise dans une grammaire visuelle que les auteurs, graveurs et imprimeurs protestants ont développé au cours des années et qui accompagne et propage le discours théologique décliné dans les sermons des prédicateurs et dans les traités et pamphlets diffusés à large échelle. En mobilisant les motifs familiers à tout lecteur de l’époque que sont la Bible ouverte, la chandelle et la colombe, les attributs des dignitaires romains ou encore les statues des apôtres, Schwyzer illustre le principe de l’ecclesia guidée par la Parole de Dieu et éclairée par l’Esprit développé par les théologiens réformés. Réunissant les héros de la Réforme sous le signe de l’Esprit saint dans le Fraumünster de Zurich, Schwyzer peut ainsi justifier le principe même de la dispute, rappeler le rôle éminent de Zurich dans l’histoire du protestantisme et montrer que face à une Église romaine qui, au mieux se trompe ou, au pire, trompe le Monde, la Vérité est bien du côté des défenseurs de la nouvelle foi.

Notes
1.

Sur Johann Heinrich Schwyzer (1625-1670) : Allgemeines Künstler-Lexikon 16, p. 137 ; Schweizerisches Künstlerlexikon 3, p. 98.

2.

Pour une histoire des disputes religieuses, voir Flückiger, 2018 ; Scheib, 2009 ; Fuchs, 1995 ; Hollerbach, 1982.

3.

Voir Flückiger, 2018 : p. 59-73 ; Moeller, 2011 : p. 13-53 ; Scheib, 2009 : p. 78-84 ; Fuchs, 1995, p. 231-268.

4.

Sur Zwingli, son parcours et sa théologie, voirOpitz, 2015 ; Stephens, 1999.

5.

Stephens, 1999, p. 321-345.

6.

Un résumé analytique pour chacune de ces disputes chez Moeller,2011, p. 82-86, p. 90-98, p. 104-113, p. 119-129, p. 129-135 et p. 172-176. Pour Baden et Berne, voir aussi Flückiger, 2018, p. 73-90 et Backus, 1993.

7.

Sur les colloques d’Empire, voir Scheib, 2009, p. 182-204 ; Fuchs, 1995, p. 362-456 et, sur Ratisbonne en particulier, Lexutt, 1996 et Schultheis, 2012.

8.

Sur ces disputes françaises, voir Foa, 2009, p. 130-146 ; Christin, 2000, p. 53-61 et Kappler, 2011 pour une topographie des conférences du xvii e siècle.

9.

Voir par exemple Rodda, 2004, p. 74-78.

10.

Voir Roobol, 2010.

11.

Flückiger, 2018, p. 278-288.

12.

Christin, 2014, p. 99-113 et Christin, 2000, p. 56.

13.

Voir Laplanche, 1995, p. 376-404.

14.

Au sujet de cette dispute et pour une représentation schématique de la disposition des participants, Christin, 2009, p. 32.

15.

Jung, 2015, p. 142.

16.

Sur ce manuscrit, Bächtold, 1991, p. 68-76. La chronique de Bullinger n’a été imprimée qu’en 1838. Bullinger, 1838.

17.

Calvin, 1544 ; voir aussi Christin, 2009, p. 53-59 ; Avec Olivier Christin, nous préparons une étude approfondie sur le sujet sous le titre Dispositions controversistes et dispositifs rhétoriques : les confrontations entre théologiens catholiques et réformés au XVI e  siècle.

18.

À propos de Johannes Eck, voir Smolinsky, 2002, p. 102-115.

19.

Jung, 2015, p. 533.

20.

Flückiger, 2018, p. 86.

21.

Édition et analyse fouillée des Quarante Tableaux chez Benedict, 2007.

22.

Sur le colloque de Poissy, voir Nugent,1974.

23.

Christin, 2006, p. 102-115.

24.

I Pierre 1, p. 24-25.

25.

Stephens, 1999, p. 169-180.

26.

Flückiger, 2018, p. 385-396.

27.

Abegg etBarraud Wiener, 2002, p. 71-72.

28.

Bullinger, 1838, 1, p. 125-126.

29.

Stucki, 1996, p. 190-196.

30.

Lau, 2012, p. 61-63.

31.

Gordon, 2002, p. 283-316 ; Stucki, 1996, p. 220-243 ; Locher, 1979, p. 584-614.

32.

Cité dans Lau, 2012, p. 63.

33.

Sur l’interprétation que Zwingli faisait de son rôle de prophète, voir Hauser, 1994, p. 200-206.

34.

Analyse chez Flückiger, 2019. Sur le Bon Gouvernement à Zurich, voir aussi Maissen, 2007, p. 297-430.

35.

Poeck, 2003, p. 115.

36.

Selon la Tradition, la Pentecôte décrite dans Actes 2 : 2-3 aurait eu lieu dans un bâtiment situé sur le mont Sion et connu aujourd’hui sous le nom de « Cénacle de Jérusalem ».

Appendix A Bibliographie

  1. Abegg etBarraud Wiener, 2002 : Regine Abegg et Christine Barraud Wiener, Die Kunstdenkmäler des Kantons Zürich. Neue Ausgabe :Die Stadt Zürich, t. II, vol. I : Altstadt Links der Limmat, Sakralbauten, Berne, Gesellschaft für Schweizerische Kunstgeschichte.
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  11. Christin, 2006 : Olivier Christin, « Concile, conférence, dispute : les dispositifs de parole dans les conflits confessionnels du xvi e siècle et l’Histoire du concile de Trente de Sarpi », dans Marie Viallon (dir.), Autour du Concile de Trente, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne.
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