Raphaël Sandoz

Résumé

Au cours de l’histoire, de nombreux systèmes taxinomiques ont été proposés pour cartographier et organiser les connaissances humaines en un tout ordonné et cohérent. En témoigne l’abondante variété des « cartes du savoir » qui illustrent les traités savants, matérialisant graphiquement cette démarche classificatoire selon les lignes schématiques de l’arbre, du tableau, ou encore du cercle. L’étude de ces dispositifs iconographiques et de leur influence sur la pensée des disciplines présente un intérêt renouvelé par l’actualité des recherches sur la « culture matérielle ». À cette fin, nous examinerons trois diagrammes représentatifs de ces types schématiques : l’arbre encyclopédique de Jeremy Bentham, le tableau de « classification synoptique des connaissances humaines » d’Antoine-Augustin Cournot et les cercles qu’utilise Charles Edward Hooper pour agencer la structure du savoir. En mettant ces dispositifs graphiques que sont l’arbre, le tableau et le cercle en relation avec les discours des savants à propos de l’organisation de la science, nous examinerons la façon dont les premiers ont contribué à façonner les seconds. À travers une analyse des contraintes logiques attachées à ces trois types schématiques, nous montrerons comment les débats théoriques ont pu être orientés par les exigences graphiques d’une symétrie ou d’une case vide à remplir.

1typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsencyclopédisme pratiques savantespratique intellectuelleclassement construction des savoirsépistémologieconnaissanceArticuler l’ensemble des connaissances humaines en un système cohérent a toujours constitué un important problème philosophique, comme en témoignent les nombreuses tentatives de classement du savoir apparues au cours des siècles : la « Distribution des connaissances humaines » de Francis Bacon (1623), l’« Échelle encyclopédique » d’Auguste Comte (1830), ou encore la « Classification des connaissances humaines » d’André-Marie Ampère (1834) n’en sont que quelques exemples bien connus parmi beaucoup d’autres, que nous révèle la littérature historique consacrée à l’organisation du savoir1. Allant bien au-delà du simple inventaire des disciplines savantes, cette démarche de cartographie des connaissances visait à articuler les sciences particulières les unes aux autres selon les principes d’un système philosophique assurant l’unité et la cohérence du savoir2. Si certaines de ces classifications des sciences3 apparaissent dans les sources uniquement sous la forme d’un texte, il en est d’autres qui sont illustrées par des diagrammes. L’histoire des systèmes disciplinaires n’a accordé jusqu’ici que très peu d’attention aux propriétés graphiques de ces dispositifs schématiques, ainsi qu’à leur fonction taxinomique, que nous nous proposons ici de réexaminer.

2inscription des savoirsvisualisationimage inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédieLes travaux sur la « culture matérielle » réalisés au cours des dernières décennies ont montré que l’évolution des techniques et des supports de l’information au cours des siècles – du manuscrit à l’imprimé, puis de celui-ci aux écrits d’écran – a profondément modifié les contraintes graphiques et textuelles imposées aux scripteurs, en conditionnant parfois, au moins partiellement, leurs modes de pensée4. Dans ce cadre, l’analyse des rapports entre les textes et les images apparaissant dans les ouvrages imprimés a récemment fait l’objet de plusieurs monographies5. Ces études ont surtout fait ressortir les relations de complémentarité pouvant exister entre les éléments graphiques et textuels6 : par exemple, lorsqu’un schéma renvoie aux différentes parties d’un texte pour les organiser au sein d’une structure articulatoire. C’est sans doute là une des fonctions des planches synoptiques souvent utilisées dans les encyclopédies pour systématiser l’organisation des matières qu’elles renferment, à l’instar du « Système figuré des connaissances humaines » inséré par Diderot dans le Prospectus de l’Encyclopédie, ou de la « View of knowledge » servant de plan à la Cyclopaedia de Chambers 7. À l’évidence, ces dispositifs graphiques viennent ici remédier à la fragmentation des savoirs induite tant par la mise en ordre alphabétique des entrées encyclopédiques que par la linéarité du texte. En d’autres termes, l’image supplée à un défaut d’unité provoqué par une contrainte propre au mode d’expression textuel : ce « vice abécédaire8 » dont Panckoucke tentera vainement de s’affranchir dans l’Encyclopédie méthodique. Parfois à l’inverse, c’est plutôt le texte qui supplée aux limites de l’expression graphique, par exemple lorsque Goblot l’utilise pour exprimer la dimension dynamique de l’organisation des connaissances qu’il ne peut guère représenter sur les schémas, inévitablement statiques, figurant dans son Essai sur la classification des sciences 9.

3Or, si les aspects matériels inhérents aux dispositifs d’expression imposent certaines contraintes propres à exercer une influence sur la pensée savante, cette dernière impose également en retour des conditions, en particulier d’ordre logique, à l’usage de ces instruments graphiques et textuels. En effet, c’est souvent plutôt à la page de se plier – parfois même littéralement – à des exigences théoriques : Ellingham, par exemple, recommande à ses lecteurs d’enrouler en cylindre sa carte des sciences10 afin de rendre adjacentes les disciplines y figurant en périphérie, adaptant de ce fait la topologie du support de l’information à la structure logique du contenu qu’il véhicule. Par ailleurs, le choix et l’agencement des dispositifs graphiques et textuels sont en général subordonnés, dans les traités scientifiques, à un impératif de cohérence logique entre textes et images. Cela signifie que les éléments graphiques et textuels doivent converger vers un contenu intentionnel commun, qu’ils ne font qu’exprimer à travers des médias différents11. En d’autres termes, les images et les textes doivent rester en étroite correspondance, à l’instar des bandes visuelle et sonore d’un film12.

4inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationdiagrammeC’est à ce principe de cohérence logique entre textes et images que nous nous intéresserons plus particulièrement, en l’étudiant sur plusieurs dispositifs graphiques et textuels utilisés par les savants pour organiser les connaissances. À cette fin, nous centrerons notre analyse sur un type de schéma bien spécifique, le diagramme, qui permet de visualiser des structures de données. La plupart des schémas figurant dans les traités historiques dédiés à la classification des sciences entrent dans cette catégorie : « Un usage bien connu des diagrammes est celui de la représentation des divisions des sciences. […] Le diagramme se présente comme une interprétation, comme une mise en forme des données, voire comme une mise en ordre des savoirs13 ». Dans ce sens plus restreint de cadre visuel d’organisation des données, les nombreuses déclinaisons du diagramme (arborescences, tableaux, cercles, réseaux, histogrammes, etc) relèvent d’autant de « paradigmes taxinomiques14 », que les « grammaires graphiques » développées pour les besoins de l’infographie ont récemment permis de formaliser mathématiquement15. Ces dernières ont mis en œuvre de façon très stricte le principe de correspondance entre éléments graphiques et textuels qui nous intéresse : en effet, chaque image vectorisée sur l’écran de l’ordinateur est générée par du code informatique – se présentant sous forme d’un texte – qui la détermine entièrement. Mais les savants n’ont pas attendu l’avènement de l’informatique pour transcrire graphiquement, en particulier par des courbes, des données encodées textuellement : pensons à la méthode cartésienne de représentation des équations algébriques dans le plan affine, employée dès 1637 dans la Géométrie de Descartes. Notons que la courbe ne fait que transcrire l’équation sur un support visuel, sans pour autant fournir davantage d’informations que l’écriture algébrique (textuelle) n’en véhicule. Cette redondance n’est cependant pas vaine, car en re-présentant ainsi les mêmes données sur un mode visuel, la courbe affecte d’une autre manière nos organes perceptifs, et produit de ce fait un effet cognitif différent. L’usage de diagrammes à des fins classificatoires est fondé sur un principe similaire : répliquer une structure d’ordre abstraite sur un matériau accessible au champ perceptif de la vue.

5inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationschémaLes fonctions taxinomiques des diagrammes ont été rigoureusement formalisées par plusieurs logiciens et mathématiciens16. Il ressort de leurs travaux que le dispositif schématique n’est autre que « l’ancrage matériel d’une cartographie conceptuelle17 ». À ce titre, il incarne – autant que le texte –  une véritable infrastructure dans laquelle les données sont stockées et organisées. Chaque type schématique impose dès lors certaines contraintes, qui déterminent les modalités d’articulation des éléments impliqués. De sorte que le choix d’un dispositif graphique particulier pour agencer les connaissances n’est pas neutre sur plan taxinomique : « Tout ce qui sera dit, ou tu, au sujet des diagrammes, sera de quelque conséquence ; une classification du savoir accorde, ne serait-ce que tacitement, un immense privilège à tous ses moyens adéquats d’expression18 ».

6inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationcarte inscription des savoirsvisualisationimagetableau inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationarbreParmi les nombreux types de diagrammes utilisés au cours du temps pour organiser le système des sciences19, nous en retiendrons trois, qui apparaissent de façon récurrente : l’arbre, le tableau et le cercle. Ces types schématiques seront examinés sur la base de trois « cartes du savoir » propres à les exemplifier de façon emblématique : l’arbre encyclopédique qui figure dans la Chrestomathia (1816) de Jeremy Bentham, le « tableau synoptique des connaissances humaines » illustrant l’Essai sur les fondements de nos connaissances (1851) d’Antoine-Augustin Cournot et les diagrammes circulaires autour desquels s’articule la pensée de Charles Edward Hooper dans The Anatomy of Knowledge (1906). Nous examinerons la façon dont ces savants ont pu être influencés – parfois inconsciemment – par les contraintes inhérentes aux schémas auxquels ils ont eu recours pour visualiser l’organisation des connaissances.

Diagrammes arborescents

7L’usage de l’arborescence pour schématiser l’organisation des savoirs s’inscrit dans les lignes d’une pratique iconographique fort ancienne, qui renvoie à la figure traditionnelle de l’« arbre de la connaissance20 ». De nombreux manuscrits médiévaux en contiennent déjà, tel que la « Philosophia divitur » figurant dans les Institutiones de Cassiodore (~562), l’arbre philosophique dessiné par Alcuin dans le Dialogus de dialectica (~795), ou encore le fameux « Arbor scientiae » de Raymond Lulle (1295). Une tradition iconographique qui deviendra systématique entre la Renaissance et le début du xix e siècle : pensons notamment aux arbres encyclopédiques figurant dans la Margarita philosophica nova de Gregor Reisch (1503), à la représentation ramifiée des arts libéraux de Pierre de la Ramée dans Professio Regia (1576), au « De divisione artium » présenté dans le Paedagogus (1582) de Johannes Thomas Freig, à l’arbre intitulé « Disciplinas partiales » ouvrant l’Encyclopaedia (1630) de Johann Heinrich Alsted, ou encore à l’arbre de la connaissance inséré dans le Léviathan (1651) de Thomas Hobbes. Sans oublier de mentionner la célèbre « distribution of human knowledge » (1623) de Francis Bacon, qui inspirera tour à tour Ephraïm Chambers pour la « view of knowledge » apparaissant dans la préface de sa Cyclopædia (1728), Denis Diderot qui la reprendra presque inchangée dans le Prospectus de l Encyclopédie, et enfin Charles-Joseph Panckoucke, qui fera réaliser à Robert Benard en 1780 un « arbre généalogique des sciences et des arts21 » gravé sur les lignes de la division baconienne. Comme nous le verrons, ces nombreux arbres du savoir possèdent une fonction classificatoire commune22.

8En tant que modèle schématique pour organiser les savoirs, l’arborescence perdurera jusqu’au milieu du xix e siècle, avant de décliner rapidement au profit de dispositions tabulaires, dont nous parlerons à la section suivante. Supplantant les diagrammes de Coleridge, de Torombert, de Ramsay ou encore de Spencer sur le plan de la symétrie et de la rigueur de ses divisions, l’arbre apparaissant dans la Chrestomathia (1816) de Bentham peut être considéré comme un exemple très représentatif de ce type schématique. À ce titre, il mérite un examen plus approfondi. Inversant la démarche à laquelle l’usage nous a habitués, notre analyse débutera par une observation de l’image (Fig. 1), qui précédera notre interprétation des différents éléments textuels qui s’y rapportent.

Figure 1 - Bentham (1816), Chrestomathia,
            table V
Figure 1. Figure 1 - Bentham (1816), Chrestomathia, table V

9En observant cette figure, on constate que l’arbre de Bentham se développe de haut en bas sur un lacis de bifurcations successives : provenant d’un tronc situé dans la partie supérieure de l’image, chaque branche de l’arbre se divise en deux rameaux symétriques, subdivisés à leur tour suivant un mode de progression binaire. À chaque nœud est apposé, en majuscules, un terme technique forgé suivant les principes d’une nomenclature rigoureuse, souvent accompagné par le nom vernaculaire d’une discipline. Les éléments de chaque paire sont numérotés au moyen des chiffres 1 (à gauche) et 2 (à droite), et invariablement surmontés des mots either (à gauche) et or (à droite). En outre, chaque nœud est repéré par une numérotation supplémentaire incrémentée de haut en bas. En comptant le tronc, le diagramme se déploie verticalement sur 11 niveaux de divisions binaires et comporte 42 nœuds.

10Passons à présent au texte auquel ce schéma se rapporte. Le bloc textuel véritablement transcrit par le diagramme se trouve au § 8 de la Chrestomathia intitulé « Nouvel aperçu encyclopédique, avec un diagramme correspondant23 ». Ce texte expose une classification des sciences, qui débute avec l’ontologie, laquelle est subdivisée en coenoscopique et idioscopique, chacune de ces divisions se ramifiant à son tour à travers des distinctions successives conformes à celles reproduites sur la figure 1, qui respecte très fidèlement les articulations du texte. À ce titre, il existe donc un rapport de correspondance entre ce texte et le diagramme, comme le signale l’intitulé du chapitre. Bentham confirme d’ailleurs le caractère intentionnel de cette homologie, en affirmant que son diagramme « illustre le verbal par une imitation graphique24 ».

11inscription des savoirsvisualisationvisualisation de l’informationschémaOr, si le diagramme ne faisait que recopier le texte, il pourrait au premier abord sembler superflu et de peu d’utilité. C’est pourquoi Bentham s’est mis en devoir d’expliquer l’intérêt du recours à un tel schéma. À cette fin, la Chrestomathia comporte des commentaires explicatifs particulièrement détaillés visant à rendre compte de la fonction de l’image et de ses rapports au texte du § 825. Intitulé « Explications relatives au schéma ci-dessus », le § 9 expose ainsi les caractéristiques du diagramme arborescent, tandis que le § 10 en indique la fonction, et que le § 11 établit son mode de division. Il ressort de ces explications que, si le diagramme se veut strictement homologue au texte du point de vue logique et taxinomique, il ne lui est toutefois pas équivalent au niveau de l’effet cognitif qu’il produit, car il affecte différemment nos sens. À cet égard, tant le diagramme que le texte comportent des avantages et des inconvénients :

Dans le discours suivi, les relations en question sont longuement exprimées par des mots, et des mots seulement. Un diagramme y substitue une image, qui en plus de présenter à l’œil ces objets, y fait voir en même temps certaines relations qu’ils entretiennent entre eux […] L’avantage du discours suivi est qu’il ne limite pas la quantité d’explications pouvant être fournies. Mais lorsqu’il atteint une certaine longueur, cet avantage est contrebalancé par un inconvénient, à savoir que ce n’est que successivement que l’œil prendra connaissance de ses différentes parties. Ceci induit une surcharge mnémonique, qui rend malaisée la comparaison de partie à partie. L’avantage du diagramme est que toutes les parties du discours peuvent y être réunies et maintenues simultanément sous les yeux26.

12La principale fonction du diagramme est donc éminemment perceptuelle et cognitive. Le schéma permet d’accroître la lisibilité d’une structure taxinomique trop complexe pour être transmise par un texte suivi. Néanmoins, Bentham reconnaît que le recours à l’arbre présente également certains défauts. Par exemple, lorsque le nombre des éléments à articuler devient trop élevé, l’arborescence requiert une surface de papier pouvant excéder les limites pratiques de sa réalisabilité : « La surface nécessaire à la présentation d’un tel diagramme rencontre une limite d’impraticabilité bien avant que le nombre des branches ait atteint un nombre aussi élevé27 ». Malgré cela, Bentham assure que les avantages cognitifs procurés par le diagramme l’emportent sur cet inconvénient.

13Après avoir ainsi précisé la fonction du diagramme, Bentham nous explique pourquoi il a choisi de recourir à l’arborescence pour illustrer la classification des savoirs. Ce type schématique reflète graphiquement une structure taxinomique bien définie, qui doit être caractérisée rigoureusement. La parfaite symétrie des divisions apparaissant sur son arbre encyclopédique provient à cet égard de la mise en œuvre d’une logique classificatoire disjonctive, visant à l’exhaustivité : « les ramifications sont constamment bifurquées en paires dichotomiques. Pourquoi ne sont-elles pas multi-furquées ? Réponse : pour garantir l’exhaustivité de chaque division28 ». L’arborescence articule de cette façon une suite d’alternatives opposant des paires de disciplines antagonistes : chaque science présente un caractère que sa discipline appariée ne possède pas. De sorte que l’arbre de Bentham reproduit dans sa configuration graphique un système articulatoire de bissections dichotomiques, fondé sur ce qu’il appelle la « formule contradictoire » :

L’objet de ce travail étant de diviser le champ entier des sciences et des arts, il faut nécessairement que l’ensemble des dernières ramifications comprenne toutes les parties de ce champ. Ainsi, chaque division qu’on en fait devra être exhaustive, si l’on peut se servir de ce mot, c’est-à-dire que la somme des parties devra être égale au tout divisé, et pour ainsi dire épuiser le contenu de ce tout. Le meilleur système de division sera donc celui qui, par sa forme même, donnera la preuve de cette exhaustivité. [...] Cette preuve ne peut être fournie qu’au moyen d’une division bifurquée où le signe de négation serait employé dans une branche de chaque paire et non dans l’autre ; ce qu’on peut appeler la formule contradictoire29.

14typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesmathématiqueslogique mathématique typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesmathématiquesgéométrieCe principe de division binaire, visant à garantir l’exhaustivité taxinomique de la classification, repose ainsi sur l’usage d’une « formule de contradiction » : chaque paire oppose deux disciplines, dont la première présente un caractère distinctif dont la seconde est dépourvue. La géométrie, par exemple, se distingue de l’arithmétique par le fait qu’elle porte sur des figures, ce qui n’est pas le cas de la discipline qui lui est appariée : « La géométrie et l’arithmétique, en quoi ces branches diffèrent-elles ? [...] Dans l’une d’elles, on considère la figure ; dans l’autre, non30 ». Le principe de division dichotomique de Bentham relève ainsi d’une démarche classificatoire fondée sur la mise en œuvre du foncteur disjonctif, en opérant « la division de son contenu, par les mots soit et ou 31 ». Ce résultat s’avère particulièrement important, car il caractérise la logique taxinomique propre au mode schématique de l’arborescence : une itération de la « forme disjonctive » articulatoire (A∨B) → C, pour utiliser le formalisme des logiciens contemporains32.

15Ces considérations nous permettent de caractériser de façon plus précise la nature de l’homologie structurelle existant entre le diagramme arborescent et le texte auquel il se rapporte : chaque nœud de l’arbre exprime une disjonction, schématisée par un embranchement, auquel correspond dans le texte une articulation grammaticale disjonctive, comme un connecteur « ou », « soit », ou une locution telle que « se divise en ». L’arborescence n’est autre que la représentation graphique d’une taxinomie opérant par disjonctions successives.

Diagrammes tabulaires

16inscription des savoirsvisualisationimagetableauUn type schématique très différent ayant été souvent utilisé pour classer les savoirs est la table ou le tableau, et en particulier la « table à double entrée ». Appliqué à la classification des sciences, ce type de diagramme n’apparaît guère avant le xix e siècle, pour être ensuite utilisé de façon quasiment systématique, notamment chez des savants tels que Jean-Baptiste Gence, Marc-Antoine Jullien, Neil Arnott, Antoine-Augustin Cournot, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Louis Bourdeau, George Albert Cogswell ou encore Camillo Trivero, pour n’en citer que quelques-uns. Tandis que les trames arborescentes incarnent une taxinomie fondée sur la disjonction, les tableaux permettent au contraire d’exprimer, au croisement des lignes et des colonnes, des intersectionnalités que l’arbre n’autorise guère. Cournot fait partie des premiers savants à avoir eu recours à ce type schématique pour organiser les savoirs. Son « tableau synoptique » se déploie sur trois colonnes et compte cinq lignes (Fig. 2).

Figure 2 - Cournot (1851), Essai sur les
            fondements de nos connaissances, tome II, p. 269
Figure 2. Figure 2 - Cournot (1851), Essai sur les fondements de nos connaissances, tome II, p. 269

17Indiquant précisément les motifs ayant orienté son choix vers une disposition tabulaire, Cournot s’explique, à l’instar de Bentham, sur les raisons l’ayant conduit à s’appuyer sur un tel diagramme pour illustrer sa pensée. À cet égard, Cournot affirme que l’ordre linéaire imposé par le texte pour exprimer nos idées rend malaisée la perception d’un système de relations complexes. Comme chez Bentham, l’usage du schéma répond donc surtout à un impératif cognitif :

L’une des imperfections radicales du discours parlé ou écrit, c’est qu’il constitue une série essentiellement linéaire ; que son mode de construction nous oblige à exprimer successivement, par une série linéaire de signes, des rapports que l’esprit perçoit ou qu’il devrait percevoir simultanément et dans un autre ordre ; à disloquer dans l’expression ce qui tient dans la pensée ou dans l’objet de la pensée33.

18inscription des savoirslivreligne inscription des savoirslivrecolonneAfin d’exprimer au mieux les rapports complexes existant entre les sciences, il est avantageux de recourir à un mode d’exposition plus flexible que le texte. C’est à cette fin que la figure graphique est mobilisée pour « corriger les imperfections inhérentes à la forme du discours34 ». Le tableau synoptique s’avère particulièrement adéquat pour exprimer des rapports de coordination, tels que ceux qui interviennent dans la classification des sciences de Cournot, qui vise à une « coordination rationnelle du système de nos connaissances35 ». Distinguant trois modalités d’enchaînement des différentes sciences particulières, Cournot les dispose en autant de colonnes : la série théorique, la série cosmologique, et la série technique ou pratique. Bien que distinctes, ces trois séries opèrent néanmoins sur des éléments entretenant des rapports transversaux (en particulier de dépendance), qu’il convient également d’exprimer. C’est ici qu’intervient la nécessité d’introduire une dimension supplémentaire, offerte par le jeu des lignes et des colonnes d’une grille tabulaire :

Cette analyse nous conduit à disposer la table des connaissances humaines en trois séries parallèles [...] Et en même temps le mode de subordination et d’enchaînement des faits, des lois et des phénomènes, en allant des plus simples aux plus complexes, nous donne lieu d’établir une suite d’étages ou de groupes : la combinaison des divisions par étages et des divisions par séries constituant une table à double entrée, c’est-à-dire la disposition la plus commode et la moins défectueuse pour représenter nettement et aussi fidèlement que possible un système de rapports compliqués36.

19L’agencement en lignes et colonnes que constitue la table à double entrée remplit une importante fonction taxinomique, en articulant le système de classement selon plusieurs caractères distincts. De ce fait, une dimension supplémentaire de classification est introduite, se manifestant graphiquement par une division du plan de la page selon deux axes perpendiculaires, que repèrent les intitulés des lignes et des colonnes du tableau. Ceci permet d’exprimer sur une figure unique des rapports de coordination entre plusieurs séries ordonnées :

Quand il s’agit d’une classification artificielle, on se contente souvent d’une disposition en série linéaire, [...] que les géomètres nomment, dans leur langage technique, une série à simple entrée. Mais, si l’ordre linéaire ne peut pas être commodément employé, on pourra disposer les objets par cases sur une surface plane. En supposant, pour fixer les idées, que le plan des cases soit vertical, chaque case se trouvera déterminée par le numéro d’ordre de la tranche horizontale et par celui de la colonne verticale à laquelle il appartient. Ceci permet évidemment de tenir compte, dans une classification, de deux caractères distincts : de classer, par exemple, des livres d’après la matière dont ils traitent, et d’après la langue dans laquelle ils sont écrits. Une série d’objets ainsi classés ou disposés suivant deux séries d’indices ou de numéros de rappel, s’appelle une série à double entrée37.

20Appliqué à la classification des sciences, le tableau synoptique offre ainsi un avantage indéniable sur l’arbre. En effet, se réduisant à l’expression d’une série de distinctions fondées sur un unique caractère disjonctif intervenant à chaque bifurcation, l’arborescence échoue à rendre compte des rapports de connexion, d’interdépendance et de coordination existant entre les sciences, que le tableau à entrées multiples est capable d’exprimer. Par ailleurs, il est à remarquer que les contraintes logiques imposées par ce type schématique diffèrent fortement de celles qu’implique une structure arborescente. En effet, là où les modalités disjonctives de l’arbre appellent à symétriser chaque discipline par une science complémentaire lui étant appariée, le tableau laisse plutôt apparaître, aux intersections des lignes et des colonnes, des cases parfois vides qu’il est très tentant de chercher à combler. De sorte qu’il peut exercer une fonction heuristique propre à l’identification de nouveaux territoires intellectuels, à l’instar du tableau périodique de Mendeleïev dont le remplissage des cases vides a conduit à la découverte de plusieurs éléments chimiques auparavant inconnus. À cette fin, Cournot préconise de « faire bon inventaire et catalogue méthodique des cases vides comme des cases pleines, des desiderata de la science comme de ses richesses, et de marquer le point précis où chaque lacune commence38 ».

21C’est ainsi que plusieurs cases vides sont indiquées par des pointillés dans le tableau de Cournot, par exemple à l’intersection de la première ligne et de la deuxième colonne : « Dans la famille des sciences mathématiques, la colonne affectée à la seconde série offre nécessairement un vide39 ». Ou encore dans la partie inférieure du tableau, à la suite de l’histoire et au-dessous du droit. Cette case vide est particulièrement intéressante, car elle se remplira ultérieurement. Si Cournot ne se risque pas à nommer la science, encore à construire, qui viendra combler cette lacune, il y fait tout de même allusion lorsqu’il énumère les différentes parties du savoir : « L’on conçoit aisément qu’on puisse réduire à la forme scientifique certaines branches de la connaissance qui portent sur les détails de l’organisation des sociétés humaines40 ». Rétrospectivement, il est facile de deviner que la discipline ainsi esquissée n’est autre que la sociologie. Une hypothèse que corrobore sa présence, à l’endroit idoine, dans la « table mathésiologique » de Saint-Hilaire, lequel n’hésitera pas à remplir – trois ans plus tard – la case que son prédécesseur avait laissée vide, en plaçant la « sociologie [dans] la dernière des divisions principales admises par M. Cournot 41 ».

22Ceci illustre une fonction importante de la démarche de classification des connaissances : loin de se réduire à un simple inventaire descriptif des disciplines existantes, elle exerce également un rôle heuristique dans la découverte de domaines du savoir encore inexplorés. En termes contemporains, on parlera à cet égard d’une technique exploratoire d’analyse des données42. Si une telle démarche peut également s’appliquer à l’arbre (à travers des considérations de symétrie), elle devient encore plus méthodique dans le cas du tableau et de ses cases vides.

Diagrammes circulaires

23inscription des savoirsgenre éditorialencyclopédieSi l’on se fie à l’étymologie du terme « encyclopédie », on s’attend à ce que la figure du cercle ait été utilisée depuis une époque reculée pour schématiser l’organisation des savoirs et exprimer leur unité. Or, si la symbolique du cercle apparaît effectivement dans les discours encyclopédistes dès l’époque médiévale43, et surtout durant la Renaissance – à travers l’usage de termes renvoyant à la circularité, comme « cyclopædia », « encyclie », ou encore « cyclognomonica » – on constate en revanche qu’il reste curieusement absent des schémas de classification des connaissances avant le xx e siècle. C’est ainsi, par exemple, que le diagramme utilisé par Chambers pour organiser les différentes branches du savoir dans sa Cyclopædia n’est pas un cercle, mais un arbre. Idem pour Alsted, qui a recours, dans l’Encyclopaedia (1630), à des trames arborescentes pour schématiser la distribution des connaissances. Et si ce sont bien les maillons d’une « chaîne des sciences » qui circonscrivent le pourtour du premier « tableau accompli » (1587) de Savigny, ce n’est que pour y enclore un arbre dichotomique semblable à celui de Bentham.

24L’apparition tardive du cercle dans les diagrammes utilisés pour classer les connaissances peut sembler d’autant plus surprenante qu’il a été très présent dans la « culture visuelle » tout au long des siècles, en particulier dans les traités d’astronomie. Or, pour pouvoir opérer la fonction taxinomique que requiert une classification des sciences, le cercle doit être rapporté à la notion de classe, une pratique de schématisation n’étant apparue qu’à la fin du xix e siècle avec la formalisation de la théorie des ensembles, en particulier dans les « diagrammes de Venn » conçus aux alentours de 1880 44. Dès lors, on comprend qu’il ait fallu attendre aussi longtemps avant que le cercle devienne opérant pour classer les savoirs. Au xx e siècle toutefois, l’usage taxinomique des diagrammes circulaires se généralise et sera souvent appliqué à la démarche de classification des sciences. C’est à cette fin que Charles Edward Hooper utilise, dans The Anatomy of Knowledge (1906), non moins de 23 diagrammes circulaires pour illustrer les relations entre les diverses branches du savoir (Fig. 3).

Figure 3 - Hooper (1906), The Anatomy of
            Knowledge: An Essay in Objective Logic
Figure 3. Figure 3 - Hooper (1906), The Anatomy of Knowledge: An Essay in Objective Logic

25Le principe bien connu des diagrammes de Venn consiste à exprimer graphiquement des rapports d’inclusion, d’exclusion ou d’intersection entre des classes d’objets, par le croisement de plusieurs disques circulaires. Hooper entend appliquer ce dispositif schématique au classement des sciences, en représentant leurs objets d’étude respectifs par des cercles :

On peut représenter tout degré de différenciation entre deux domaines d’étude par des cercles X et Y, lesquels ne coïncident pas totalement l’un avec l’autre. Le premier degré de distinction est l’inclusion d’un domaine d’étude restreint au sein d’un domaine d’étude plus vaste. X est alors identique à une partie de Y, laissant une partie de Y extérieure à X. Le deuxième degré de distinction se produit lorsque deux domaines d’études se chevauchent : une partie de X est exclue de Y, et une partie de Y est exclue de X, mais X et Y ont également une partie commune. Le troisième degré de distinction est l’exclusion mutuelle, qui caractérise deux domaines d’étude dépourvus de parties communes45.

26Le recours à un tel artifice schématique permet d’exprimer graphiquement une large gamme de relations entre les sciences, qui peuvent de plus être assorties d’un degré. Par exemple, il devient possible d’illustrer sur un diagramme les modalités relationnelles existant entre des classes d’objets englobants et englobés, ou entre des affirmations universelles et particulières. Par ailleurs, il permet d’exprimer un degré d’abstraction ou un degré de spécialisation. Outre le cercle, Hooper fait aussi intervenir sur ses diagrammes un autre élément graphique essentiel, qui lui est complémentaire : le secteur. Tandis que les disques circulaires servent à classer les sciences selon une logique extensive, les secteurs expriment à l’inverse une logique intensive à travers une caractérisation descriptive des attributs spécifiques aux disciplines inscrites au sein d’un même cercle. Ces éléments graphiques sont à la base d’un procédé de schématisation, intitulé par Hooper, au § 5 de son ouvrage, « une méthode pour schématiser les sciences », qu’il décrit de la façon suivante :

La distinction entre les objets respectifs des sciences concrètes et abstraites peut être représentée schématiquement par un système de cercles concentriques partagés en secteurs. [...] Un nom inscrit à la circonférence d’un cercle désigne un domaine d’étude concret, représenté par toute la surface du cercle, tandis qu’un nom intercalé parallèlement entre deux circonférences indique une zone incluse dans le cercle extérieur mais exclue du cercle intérieur. Enfin, un nom écrit dans la direction du rayon du cercle renvoie à une science abstraite délimitée par les secteurs qui l’encadrent46.

27Au moyen d’un tel système, les différentes modalités d’intersection pouvant exister entre les sciences peuvent être facilement exprimées, en jouant sur les positions relatives des cercles et de leurs divisions sectorielles : « Une science abstraite peut contribuer à plusieurs sciences concrètes ; de sorte que le secteur qui la représente peut traverser plusieurs cercles. [Par exemple,] le secteur délimité par la physiologie traverse les cercles biologiques, zoologiques, et anthropologiques47 ». De plus, en orientant le diagramme, il devient possible de l’utiliser pour établir une relation d’ordre cyclique entre les sciences : « L’ordre dans lequel j’ai mentionné ces grandes branches de la science abstraite correspond au trajet de l’aiguille d’une horloge sur le cercle des sciences48 ».

28Comme on le remarque, les diagrammes circulaires offrent à la logique classificatoire un support d’expression particulièrement flexible et modulaire, avec lequel ne peuvent rivaliser ni l’arbre ni le tableau. Parmi les savants qui contribueront à développer ce type de représentation schématique, il convient de mentionner notamment Thomas Whitakker, qui envisage de refermer sur elle-même en un ordre cyclique la série comtienne des sciences, William Malisoff, dont l’intéressant diagramme circulaire s’échelonne sur cinq niveaux, et enfin Henry Evelyn Bliss, qui propose, dans son célèbre ouvrage consacré à l’organisation des connaissances, un ingénieux système schématique fondé sur l’inscription de polygones dans des structures circulaires.

29

30Il ressort de notre analyse que chacun des trois types schématiques étudiés plus haut – arbre, tableau, cercle – opère une fonction taxinomique lui étant propre49. Les structures arborescentes, comme celle de Bentham, itèrent graphiquement une série de « formes disjonctives50 ». C’est-à-dire que les embranchements successifs de l’arbre incarnent autant de divisions logiques opposant des paires d’éléments. De plus, l’arbre comporte des niveaux hiérarchiques permettant d’exprimer un ordre, que repère la distance nodale au tronc. À l’inverse, les structures tabulaires relèvent d’une logique conjonctive51 : la « table à entrées multiples » agence les éléments qu’elle articule selon des modalités intersectionnelles intervenant au croisement des lignes et des colonnes, afin d’exprimer des relations de coordination. Ce faisant, le tableau à entrées multiples augmente ainsi le nombre de critères de classement indépendants au prorata du nombre de dimensions qu’il comporte. Enfin, les dispositifs circulaires permettent d’exprimer aussi bien des degrés d’intersection que des relations d’inclusion ou d’exclusion entre des classes d’objets52. De plus, l’usage de secteurs y adjoint une dimension intensive, tandis que le diagramme peut être orienté selon un ordre cyclique.

31pratiques savantespratique intellectuelleclassementDans la majorité des cas, les savants choisissent d’exprimer leur classification des sciences soit par un texte, soit par une image. En utilisant à cette fin les deux supports simultanément, les trois cas analysés plus haut relèvent donc d’une démarche assez rare, autorisant une mise en perspective des diagrammes avec les textes auxquels ils se rapportent. Ce faisant, nous avons pu identifier des homologies taxinomiques entre les modes d’expression textuels et schématiques du classement des savoirs, qui ne sont pas sans rappeler le fameux principe de « correspondance entre l’algèbre et la géométrie53 ». L’analogie s’applique d’autant mieux que les règles grammaticales auxquelles obéit le texte peuvent s’apparenter à des règles algébriques, que le diagramme transcrit au moyen de constructions géométriques54.

32La mise en évidence d’une telle correspondance entre les diagrammes et les textes peut s’avérer utile : en particulier, pour apprendre à retranscrire schématiquement une classification des sciences exprimée dans les sources uniquement par un texte dépourvu d’illustrations, ou inversement. En examinant la structure du texte à la lumière des principes dégagés plus haut, il devient possible de déterminer le type schématique le plus approprié à sa représentation graphique : arbre, tableau ou cercle. Par ailleurs, analyser le mode de visualisation auquel un savant a recours pour exprimer sa classification aide à comprendre sa démarche intellectuelle et ses choix théoriques. À cet égard, il faut noter que chaque type schématique présente des contraintes logiques lui étant spécifiques : « la construction d’un diagramme est régie par un ensemble de contraintes opérationnelles, qui peuvent intervenir ou non dans le processus d’encodage de l’information55 ». De sorte que les conditions de systématique et de complétude taxinomiques diffèrent selon le type de diagramme utilisé, avec pour conséquence de diriger et de limiter ses fonctions classificatoires.

33Le choix d’un dispositif schématique particulier a donc d’importantes répercussions potentielles au niveau théorique et argumentatif. Alors que dans certains cas, le diagramme peut jouer un rôle heuristique essentiel, il peut également mener à l’erreur lorsqu’il est utilisé aveuglément. En effet, une confiance excessive dans l’adéquation d’un diagramme à sa fonction logique ou classificatoire peut être trompeuse, car les impératifs graphiques du schéma peuvent impliquer, dans certains cas, des caractéristiques accidentelles pouvant conduire à une surdétermination schématique56. Parmi les nombreuses « classifications des sciences » apparues au cours des siècles, plusieurs d’entre elles ont plausiblement souffert d’une telle sur-interprétation schématique, en particulier celles qui présentent une régularité excessive et artificielle les rendant peu conformes à l’usage. C’est le cas notamment de la classification d’Ampère, dont la trop parfaite symétrie a parfois été jugée douteuse :

Un mot encore sur cette classification que nous livrons à l’appréciation de ceux que ces questions intéressent. [...] L’irrégularité de ses divisions et sous-divisions, opposées à l’invariable et par trop régulière dichotomie d’Ampère, prouverait encore pour elle ; il ne faut pas étendre la nature sur le lit de Procuste ; il ne faut pas la contraindre à une marche toujours égale, obstinément uniforme57.

34typologie des savoirsdisciplinesdivisions historiques des savoirsarts libérauxAu-delà de leurs fonctions taxinomiques, les trois types de dispositifs schématiques analysés plus haut reflètent des postures intellectuelles différentes à l’égard de l’organisation des savoirs. L’usage de l’arborescence relève d’une démarche visant surtout à ordonner et à hiérarchiser les différentes branches de la connaissance. Les critères retenus pour fixer le rang de chaque science au sein de ces structures arborescentes varient selon les savants. Il s’agit souvent d’un ordre de noblesse, comme chez Alsted 58, qui distingue les « arts libéraux » des « arts non-libéraux », les premiers étant à leur tour subdivisés en arts « supérieurs » (théologie, éthique et législation) et « inférieurs » (philosophie et philologie), tandis que les seconds comprennent les « arts mécaniques » et les « arts répugnants » (sciences occultes). En outre, les niveaux successifs de l’arborescence expriment fréquemment un ordre de généralité décroissant, les sciences devenant plus particulières à mesure que l’on s’éloigne du tronc, comme c’est le cas sur l’arbre de Bentham que nous avons étudié. Enfin, lorsqu’il prend une forme généalogique, l’arbre reflète volontiers l’ordre historique de filiation des connaissances, comme l’explique D’Alembert dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie 59.

35L’usage du tableau répond à une préoccupation assez différente : le besoin de coordonner et de systématiser les savoirs, ainsi que cela apparaît dans l’intitulé du chapitre où Cournot expose son tableau des sciences : « De la coordination des connaissances humaines60 ». Si le tableau est moins bien adapté que l’arbre pour hiérarchiser les disciplines, il lui est en revanche très supérieur pour établir des liens entre les sciences. C’est ainsi que la « table mathésiologique » de Saint-Hilaire vise « la coordination des sciences partielles, la détermination rationnelle de leurs véritables rapports, de leurs affinités61 ». Une démarche rendue sans doute nécessaire par la spécialisation croissante des savants au xix e siècle, impliquant une étroite coordination des activités scientifiques, ainsi qu’une distribution méthodique des tâches. Ceci pourrait rendre compte de l’intérêt marqué pour les dispositions tabulaires que l’on observe durant cette période (voir Fig. 4).

Figure 4 - Évolution chronologique des types
            schématiques
Figure 4. Figure 4 - Évolution chronologique des types schématiques

36Enfin, la démarche intellectuelle sous-tendant l’usage taxinomique des diagrammes circulaires relève assez clairement d’une approche réductionniste de l’unification des sciences. Cette vision du monde se développera progressivement au cours du xx e siècle, et sera prônée en particulier par les adeptes de l’école philosophique du « positivisme logique ». L’une des formulations les plus rigoureuses de cette conception de l’organisation des sciences apparaît chez Oppenheim :

On peut distinguer six disciplines fondamentales F1, F2,…, F6. […] Il existe une relation d’inclusion telle que chaque Fn englobe les sciences des niveaux inférieurs. Cette relation exprime l’idée que les objets d’une science de niveau n peuvent être décomposés en ceux d’une science du niveau suivant, ce qui constitue une condition nécessaire pour opérer une micro-réduction62.

37Selon cette approche, la sociologie (se rapportant à la classe des êtres humains) est incluse dans la zoologie (classe des animaux), qui à son tour appartient à la biologie (classe des êtres vivants), laquelle est englobée par la physique (classe des êtres matériels), et ainsi de suite. Le passage d’un niveau à l’autre implique que la science englobée soit réductible à celle qui l’englobe (par exemple que les êtres vivants soient réductibles, in fine, à des phénomènes physico-chimiques, nonobstant la survenance de propriétés typiquement biologiques). Si cette conception du monde a été largement débattue, elle conserve une certaine actualité chez les philosophes analytiques63. Or, la façon la plus naturelle de schématiser une telle organisation des sciences consiste à tracer une série de cercles concentriques figurant les classes d’objets étudiés par chaque discipline, comme sur le schéma de Hooper apparaissant en bas à gauche de la figure 3. S’il n’a pas encore recours au vocabulaire du « réductionnisme », Hooper exprime néanmoins explicitement les relations successives d’inclusion qu’il perçoit entre les sciences symbolisées par les différents cercles de ses diagrammes, en insistant sur sa visée unificatrice, de sorte qu’il peut être considéré comme un précurseur de cette conception réductionniste de l’organisation des savoirs.

38L’évolution de ces postures intellectuelles au cours du temps se reflète, au niveau visuel, dans celle des types schématiques utilisés par les savants pour organiser les connaissances. Ceci apparaît très nettement sur la figure 4, qui comporte 57 diagrammes64 utilisés à cette fin depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, révélant une succession des trois types schématiques examinés, selon l’ordre suivant : arbre → tableau → cercle.

Notes
1.

À cet égard, voir en particulier l’étude fondatrice de Flint, 1975 (1904), ainsi que le traité de Kedrov, 1977 (1965). Une base de donnée récente compilant une vaste collection de « classifications des sciences » historiques est disponible sur le site : https://atlas-disciplines.unige.ch.

2.

Fabiani, 2006, p. 12.

3.

Si la locution « classification des sciences » est la plus communément adoptée pour désigner cette démarche conceptuelle d’organisation des différentes branches du savoir, il convient de noter que la terminologie utilisée à cette fin a varié au cours du temps. En particulier, les sources historiques n’opèrent pas toujours une distinction nette entre « science » et « discipline », bien que ces notions convergent vers l’idée d’un domaine de recherche ou d’étude présentant une certaine autonomie (Stichweh, 2001).

4.

Chartier, 2009 (1996), ainsi que l’étude plus récente de Vandendorpe, 2016.

5.

Par exemple Beguin-Verbrugge, 2006 ou encore Louvel, 2016.

6.

Beguin-Verbrugge, 2006, p. 30.

7.

Chambers, 1741 (1728), p. ii: « The plan of the Work ».

8.

Doig, 1992, p. 60.

9.

Les méthodes infographiques contemporaines nous ont permis de restituer à l’image cette dynamique, à travers un schéma animé, visible sur : https://atlas-disciplines.unige.ch/#Edmond%20Goblot.

10.

Ellingham, 1948.

11.

Sur la distinction entre « contenu intentionnel » et « contenu représentatif », voir Searle, 1983.

12.

Certes, les artistes ont parfois dérogé à ce principe de cohérence logique entre textes et images, mais le caractère surprenant de leurs créations ne fait que confirmer la règle qui prévaut dans le monde savant.

13.

Van Damme, 2020, p. 158.

14.

Cleveland, 1985, p. 9.

15.

Wilkinson, 2005.

16.

Voir notamment Allwein et Barwise, 1996, ainsi que Nilsson, 2013, p. 83-100.

17.

Johansen, 2014, p. 89.

18.

Coumet, 1977, p. 49.

19.

Mentionnons à ce propos, de façon non exhaustive, les diagrammes circulaires, arborescents, tabulaires, réticulaires ou encore pyramidaux.

20.

Voir Schmitt, 2019.

21.

Ce renvoi à l’« arbre généalogique » nous rappelle que la structure arborescente peut également exprimer les liens de parenté historiques existant entre les disciplines. C’est ce qui apparaît plus explicitement encore dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie (D’Alembert, 2000 [1751]), dans lequel D’Alembert affirme avoir formé « l’arbre de nos connaissances [selon] l’ordre généalogique » (p. 57), afin qu’il reflète « la généalogie et la filiation de nos connaissances » (p. 5), de sorte que « l’arbre encyclopédique [suit] l’historique de l’ordre dans lequel nos connaissances se sont succédées » (p. 71).

22.

Eco, 2010 (2003), p. 30.

23.

Bentham, 1816, Appendix n°  5, § 8, p. 172. La traduction des passages cités de Bentham est la nôtre.

24.

Ibid., p. 20. Nous soulignons.

25.

Notons bien que le diagramme (fig. 1) se rapporte exclusivement au texte du § 8 de la Chrestomathia, de sorte que ces commentaires explicatifs (§ 9 et suivants) ne font pas partie des données qu’il transcrit graphiquement.

26.

Bentham, 1816, § 10, p. 232-234

27.

Ibid., § 17, p. 304.

28.

Ibid., § 9, p. 221.

29.

Ibid., § 12, p. 246-247.

30.

Ibid., § 12, p. 257.

31.

Ibid., § 13, p. 284.

32.

Howson, 2005, p. 49.

33.

Cournot, 1851, t. 2, chap. XVI, § 242, p. 68.

34.

Ibid., t. 2, chap. XVI, § 242, p. 71.

35.

Ibid., t. 1, chap. II, § 26, p. 43.

36.

Ibid., t. 2, chap. XXII, § 344, p. 268.

37.

Ibid., t. 2, chap. XVI, § 237, p. 60-61.

38.

Cournot, 1861, t. 1, p. 303.

39.

Cournot, 1851, t. 2, chap. XXII, § 346, p. 273.

40.

Ibid., t. 2, chap. XX, § 318, p. 211.

41.

Saint-Hilaire, 1854, p. 253-254.

42.

Voir Tukey, 1977.

43.

Letonturier, 2013, p. 47.

44.

Cette mise en correspondance des cercles avec des classes constitue la principale innovation des diagrammes de Venn par rapport à ceux d’Euler : « Tandis que les cercles eulériens [...] représentent des propositions, nous trouvons préférable de représenter des classes. » (Venn, 1880, p. 5).

45.

Hooper, 1906, p. 46-47. La traduction des passages cités de Hooper est la nôtre.

46.

Ibid., p. 123-126.

47.

Ibid., p. 155.

48.

Ibid., p. 161-162.

49.

Pour une formulation plus technique de ces fonctions taxinomiques, voir Shin, 1994, p. 153.

50.

Howson, 2005, p. 39.

51.

Gefen, 2006.

52.

Nilsson, 2013, p. 83-100.

53.

Cournot s’y était d’ailleurs beaucoup intéressé : voir Cournot, 1847.

54.

Voir Shimojima, 1999.

55.

Shimojima, 1996, p. 28.

56.

Ibid., p. 29.

57.

Charma, 1859, p. 23.

58.

Alsted, 1630.

59.

D’Alembert, 2000 (1751), p. 71.

60.

Cournot, 1851, t. 2, § 338, p. 256.

61.

Saint-Hilaire, 1854, t. 1, p. 181.

62.

Oppenheim, 1959, p. 356-357.

63.

Ricard, 2001. Voir aussi Cat, 2017, § 1.4 : https://plato.stanford.edu/entries/scientific-unity/#UnitReduLogiEmpi.

64.

Sandoz, 2021. La figure 4 comporte l’intégralité des diagrammes de chaque type inclus dans l’atlas pour l’intervalle englobé sur la frise chronologique.

Appendix A Bibliographie