Philippe Sabot

Résumé

Cet article propose de reconstituer, à partir des fiches de lecture disponibles sur la plateforme FFL-EMAN, le dossier phénoménologique établi par Michel Foucault au début des années 1950. Ce dossier très volumineux vient éclairer en particulier le projet de thèse rédigé en 1953-1954 et consacré à la « notion de ‘Monde’ dans la phénoménologie ». En partant d’une description des éléments les plus saillants de ce corpus phénoménologique foucaldien, il est possible d’interroger à nouveau frais le rapport singulier de Foucault à la phénoménologie husserlienne, envisagée elle-même à partir des lectures proposées par Merleau-Ponty et par Fink. Cette circulation dans le fichier foucaldien permet ainsi, d’une part, de rendre compte de l’orientation ontologique du manuscrit consacré à la « notion de ‘Monde’ » et, d’autre part, de mieux cerner ce qui constitue aux yeux de Foucault l’ambiguïté de la position de Merleau-Ponty, qui revendique pour la phénoménologie un double ancrage dans le monde et dans le vécu existentiel.

1pratiques savantespratique lettréecopie manuscrite matérialité des savoirssupportsupport de conservationboîte typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieCette contribution porte sur un manuscrit de Michel Foucault datant du début des années 1950 et consacré à la phénoménologie de Husserl 1. Ce manuscrit inédit se trouve dans la boîte no 46 du fonds d’archives « Michel Foucault » déposé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote NAF 28730. Il porte comme titre « Phénoménologie et psychologie » et est daté par Foucault lui-même de 1953-1954. Prenant ce document d’archive comme objet du présent article, il s’agit pourtant moins de le parcourir pour lui-même2 que de comprendre l’intérêt du recours aux fiches de lecture qui forment le soubassement matériel de l’entreprise intellectuelle de Foucault.

2pratiques savantespratique lettréeédition savante espaces savantslieuarchives pratiques savantespratique intellectuelleclassementSe dessine ainsi un double enjeu pour notre propos. D’abord, nous voudrions mieux identifier une pratique de mise en fiches et d’archivage qui a certes accompagné l’ensemble du travail de recherche de Foucault mais qui a pu se modifier, se préciser, se redéfinir selon ses projets éditoriaux ou d’enseignement. Comment se caractérise, au début des années 1950, cette élaboration d’un fichier de notes et de références plus ou moins développées, et surtout comment connecter ce fichier au travail de recherche, notamment pour ce qui concerne la phénoménologie husserlienne ? Est en jeu ici à la fois l’articulation des dimensions matérielle et intellectuelle du travail de Foucault, ressaisi à l’état naissant, et l’articulation de ces deux dimensions dans notre propre démarche éditoriale : quelle place accorder à ces archives dans l’édition critique d’un manuscrit ?

3Un autre enjeu important concerne ce que l’on pourrait nommer le rapport de Foucault à la phénoménologie, à condition d’entendre par là non pas seulement une espèce de position systématique et stable à l’égard de ce courant de pensée mais une série d’évolutions complexes faites de continuités souterraines et de ruptures explicites3. Notre ambition reste limitée par rapport à un examen détaillé de ces évolutions. Dans le cadre de cette étude, il s’agira surtout pour nous de cerner les contours de la phénoménologie telle que Foucault se l’approprie au début des années 1950, c’est-à-dire les contours de cette interprétation de la phénoménologie qui ressortent à la fois des positions affirmées dans le manuscrit de 1953-1954 et des éléments de corpus qui étayent ces positions et orientent en réalité fortement la réflexion phénoménologique de Foucault. Dans cette perspective, nous souhaitons montrer que les fiches de lecture, rendues disponibles grâce au projet ANR « Foucault Fiches de lecture » sur la plateforme FFL-EMAN4, viennent éclairer d’un jour nouveau le profil phénoménologique de Foucault en même temps qu’elles offrent un témoignage sur l’importance prise par la référence à la phénoménologie dans sa formation intellectuelle.

Le fichier phénoménologique de Foucault

4Pour rendre compte du type d’opération matérielle et intellectuelle que représente l’élaboration des fiches de lecture consacrées par Foucault à la phénoménologie, il convient de préciser en premier lieu la nature des archives disponibles dans ce que l’on peut désigner comme le dossier « Husserl ». Il est possible de reconstituer ce dossier à partir des très nombreuses notes et références de lecture rassemblées principalement dans la boîte d’archives no 425. Cet ensemble est lui-même composé de deux séries de fiches.

5matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionficheIl y a d’abord les fiches de lecture proprement dites portant sur les ouvrages et les principaux textes de Husserl. Ces fiches sont rassemblées dans une quinzaine de chemises qui constituent un parcours très complet des grandes œuvres de Husserl, de la Philosophie de l’arithmétique à la Krisis en passant par les Idées directrices, les Leçons sur la conscience intime du temps, Expérience et jugement, Logique formelle et logique transcendantale, Recherches logiques 6. Nous pouvons observer dans cette première série de fiches de lecture le type de démarche et l’ambition que l’on retrouvera une décennie plus tard dans le « Dossier préparatoire » des Mots et les choses 7. Il s’agit alors, pour Foucault, de parcourir l’intégralité de l’archive d’une époque en vue d’en constituer le corpus et d’en étudier les déclinaisons particulières : trame d’ensemble, dénivellations, cohérence épistémique et réélaborations conceptuelles. Une différence notable entre le dossier phénoménologique des années 1950 et le dossier archéologique des années 1960 réside toutefois dans la restriction qu’impose ici l’appropriation d’un corpus associé à un nom d’auteur (qui lui donne son unité et le découpe dans l’ordre des discours), là où, dans le dossier préparatoire des Mots et les choses, les mêmes auteurs, les mêmes œuvres peuvent également être cités dans différents intercalaires, plutôt constitués à partir de grands ensembles thématiques (« Analyse des richesses », « Grammaire », « Histoire naturelle », « Homme », « Philosophie du langage ») et croisant approche par corpus et approche historique. Le fichier foucaldien fonctionne déjà au début des années 1950 sur le mode du recueil de citations, mais il ne réalise pas d’emblée l’opération proprement archéologique d’extraction, de soustraction, voire de fragmentation qui dénoue les parentés premières (celles liées à l’auteur ou à l’œuvre en particulier) pour réarticuler les archives du savoir (la masse de choses dites et pensées) à l’archive d’une époque.

6pratiques savantespratique intellectuelleclassementIl est possible néanmoins de noter que cohabitent des fiches portant de manière assez continue sur des œuvres ou des extraits d’œuvre et des fiches thématiques, dans l’esprit de celles qui composent le dossier des Mots et les choses, même s’il s’agit le plus souvent de thèmes associés à une œuvre déterminée, et non pas, comme ce sera le cas plus tard, de thèmes plus transversaux, permettant d’associer des citations issues de textes différents. Dans le fichier « phénoménologique » de Foucault, on trouve ainsi une chemise intitulée sobrement « Husserl » et comportant 36 notices d’une ou plusieurs pages consacrées à des entrées thématiques8. Mentionnons quelques-unes de ces thématiques : « Noèse et noème », « Constitutions. Constitutions transcendantales », « La vie et l’intentionnalité », « Doxa originaire et science », « L’antéprédicatif comme exigence d’une théorie des jugements », « La réflexion », « Transcendantal et transcendance », « La conscience et le monde », « Le monde », « La phénoménologie comme science », « L’évidence, fondement de la connaissance », « Le corps. Non objectivité du corps », « Umwelt », « La perception », « Autrui et l’intersubjectivité », « La notion d’objet. L’objet idéal », « L’intuition des essences. Sa nécessité », « Autrui », « L’horizon » … Chacune de ces notices est composée d’une ou de plusieurs citations, extraites de différents ouvrages de Husserl. Ces thèmes et leur traitement dans les travaux de Husserl font l’objet d’analyses dans le manuscrit de Foucault portant sur « la notion de “Monde“ dans la phénoménologie ». Ils nourrissent et orientent le parcours que celui-ci propose à l’intérieur la phénoménologie. La plupart de ces fiches thématiques sont manuscrites mais, à l’intérieur de cette chemise « Husserl », on trouve également trois fiches dactylographiées (« Doxa originaire et science », « La perception », « L’horizon ») qui ont pu servir de support de citations pour des cours réalisés au même moment et dont les notes sont conservées également dans la boîte no 469.

7pratiques savantespratique lettréecitation pratiques savantespratique lettréetraductionIl faut encore ajouter une remarque pour présenter ce fichier phénoménologique de Foucault. En effet, si les fiches de lecture consacrées à la phénoménologie de Husserl témoignent déjà à leur niveau du principe d’exhaustivité que Foucault revendiquera plus tard dans Les Mots et les choses à l’échelle du savoir d’une époque10, réaliser cette ambition le confronte néanmoins à la difficulté de l’appréhension d’une œuvre pour une part encore inédite (les Husserliana n’ont pas au début des années 1950 le développement que nous leur connaissons aujourd’hui11) et encore largement non traduite. Le travail de transcription et d’appropriation des idées husserliennes prend donc souvent la tournure d’un travail de traduction continu de longs passages, de paragraphes entiers12. Cette opération de traduction se donne elle-même différentes médiations : si Foucault va le plus souvent chercher les textes de Husserl directement dans les revues qui les ont publiés pour les transcrire en français, il utilise aussi différentes traductions disponibles13. Dans une partie de son manuscrit de 1953-1954, il renvoie explicitement au travail réalisé par Paul Ricœur qui publie en 1950 une traduction des Ideen I (sous le titre Idées directrices pour une phénoménologie), précédée d’une importante préface du traducteur qui en restitue la genèse et dessine le sens d’une phénoménologie transcendantale à partir d’une « histoire de la pensée de Husserl, des Logische Untersuchungen aux Ideen 14 ». Certaines fiches de lecture, en particulier celles qui sont consacrées aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps 15, font état également d’une appropriation collective de la pensée husserlienne avec l’apport de traductions proposées par Jacques Derrida 16. Rappelons à cet égard qu’au moment même où Foucault s’engage dans la rédaction de son manuscrit sur « Phénoménologie et psychologie », Derrida réalise un mémoire pour le diplôme d’études supérieures sur Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl 17. Ce travail prend son point de départ dans le même problème que celui de Foucault, le problème du psychologisme et l’interprétation du rapport entre psychologisme et logicisme dans la phénoménologie18 ; il interroge également le « motif transcendantal » en tant qu’il éclaire et oriente une certaine histoire de la philosophie ; et il propose une importante bibliographie où il est possible de retrouver, jusque dans la littérature secondaire, la plupart des références mobilisées par Foucault dans sa propre recherche19 : cette bibliographie (établie par Derrida) constitue ainsi une aide précieuse pour le chercheur qui se confronte au manuscrit inédit de Foucault, car celui-ci comporte un grand nombre de notes de bas de page avec des références précises aux textes de Husserl, mais aucune bibliographie générale20.

8Les fiches de lecture consacrées à la phénoménologie de Husserl font également apparaître un autre ensemble de références, à première vue disparates mais qui constituent une part importante du corpus que Foucault a constitué pour écrire son essai sur « Phénoménologie et psychologie » en 1953-1954. Ces références sont issues de la littérature secondaire que Foucault avait à sa disposition. Elles permettent de préciser le profil de « sa » phénoménologie, de son appropriation de l’œuvre et de la pensée husserliennes en fournissant au lecteur d’aujourd’hui une sorte de grille de lecture. Dans les fiches disponibles apparaissent ainsi des notes sur des penseurs contemporains ou disciples de Husserl (Eugen Fink 21, Ludwig Landgrebe 22, Marvin Farber – dont l’ouvrage The Foundation of Phenomenology 23 constitue une source majeure du travail de Foucault). Les fiches renvoient également à certains lecteurs et passeurs français de la pensée husserlienne : Aron Gurwitsch 24, Paul Ricoeur 25, Trần-Ðức-Thảo 26, Jean Wahl 27, Pierre Thévenaz 28. Sartre est rapidement évacué dans une note consacrée à la « transcendance de l’Ego »29. Comme nous le verrons plus loin, Foucault semble lui préférer l’orientation « mondaine » de la philosophie de Merleau-Ponty.

9Cette partie du fichier foucaldien témoigne de l’ambiance phénoménologique dans laquelle s’est réalisée la formation de Foucault 30. Elle démontre aussi la grande connaissance que ce dernier avait des débats internes à la phénoménologie, alors même que la réception française de celle-ci n’était pas encore complète. À sa manière, le manuscrit de 1953-1954 prend position dans ces discussions phénoménologiques, il s’y installe même pour développer une thèse qui est à la fois originale (par rapport aux propres positions de Husserl) et cohérente avec certaines orientations philosophiques puisées chez ses contemporains, des orientations qui sont notamment liées au privilège accordé à la question du monde (par rapport à une philosophie de la nature) et à l’ontologie (par rapport à une philosophie de la connaissance) et qui sont marquées par le débat fondamental, entre phénoménologie et psychologie, tel qu’il affleure chez Husserl et chez un grand nombre de ses lecteurs à l’époque, Derrida en tête.

10Ce débat porte en un sens la marque de l’influence de Merleau-Ponty sur Foucault dans ces années de formation intellectuelle. On le perçoit nettement au cœur de notes plus développées, qui se trouvent dans la même boîte que le manuscrit de 1953-1954 et qui sont consacrées pour une large part à l’exploration des rapports entre phénoménologie et psychologie et à la confrontation entre Husserl et Merleau-Ponty. En écho au manuscrit, ces notes sont intitulées « Psychologie et phénoménologie », « Les thèmes psychologiques de la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty », « Essence phénoménologique et notion psychologique »31. Ce dernier ensemble est le plus développé puisqu’il occupe cinquante feuillets et qu’il propose un plan : « Psychologie et théorie de la conscience », « Husserl et la psychologie », « Les constitutions et le problème de la totalité », « Le fondement des régions », « Le monde et l’histoire ». Il est difficile d’établir avec certitude le statut de ces notes. S’agit-il de notes en vue de cours (comme l’indique parfois, en marge de ces notes, la référence à des fiches de citations) ou de textes à la fois préparatoires et exploratoires au sens où ces notes s’attachent à dessiner la trame d’une recherche en cours – celle qui est précisément déployée dans le manuscrit « Phénoménologie et psychologie » ? En ce sens, elles préparent ou esquissent les grandes lignes de cette recherche en forgeant une série de plans détaillés pour parvenir à saisir la nature de l’articulation entre phénoménologie et psychologie, une question qui préoccupe fortement Foucault au début des années 1950 et sur laquelle il ne cesse de revenir. L’orientation générale de ces notes et réflexions du début des années 1950 peut être caractérisée suivant deux lignes : elles correspondent pour une part à un effort pour ressaisir l’héritage phénoménologique de Merleau-Ponty (dont Foucault, au même moment, suit les enseignements au Collège de France) ; elles participent d’autre part à une interrogation concernant le rapport entre phénoménologie, psychologie et anthropologie (cette interrogation est reprise et amplifiée au même moment à propos de Binswanger 32).

La phénoménologie selon Foucault : du vécu au monde

11typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologie pratiques savantespratique lettréecopie manuscriteIl est possible à présent d’en venir au manuscrit de 1953-1954 dont les fiches de lecture permettent donc de présenter le terrain d’élaboration ainsi que l’orientation philosophique propre. Ce manuscrit constitue à la fois une immersion dans la pensée de Husserl, dont les textes et les préoccupations sont au premier plan de la recherche foucaldienne, et une exploration assez libre des possibilités que la phénoménologie offre à la pensée, notamment en rapport avec la perspective d’une ontologie qui dispose face à face, et au-delà du prisme subjectif d’une conscience, le monde et le langage. Plutôt que de reprendre dans le détail la teneur de ce manuscrit, nous allons surtout le mettre en regard de certaines fiches de lecture ou de certaines indications tirées de ces fiches, qui ont pu nourrir l’orientation philosophique du propos de Foucault. Il s’agit de cette manière de mieux définir le type de démarche qu’impose la confrontation à ces documents d’archives que sont un manuscrit d’une part, et des fiches de lecture de l’autre. Pour présenter d’un mot ce manuscrit de 1953-1954, on pourrait dire qu’il ne s’agit pas seulement d’une étude exégétique du rapport entre psychologisme et logicisme et de son évolution au sein de la pensée de Husserl, mais plutôt d’un travail de problématisation dont le centre de gravité se déplace de la psychologie (et de l’eidétique de la conscience qui peut en être le support) à l’ontologie (avec la question du monde, de son sens d’être et de son « Logos »). Cette caractérisation sommaire rend compte d’enjeux importants du propos développé par Foucault et qui s’articulent aux fiches de lecture dont nous disposons.

12L’un de ces enjeux porte sur le découplage entre un sens authentique de la phénoménologie (qui l’oriente vers la problématique du monde) et son sens inauthentique, correspondant à une sorte de déviation « existentialiste » de la phénoménologie qui en brouille l’héritage. Dans le manuscrit « Phénoménologie et psychologie », Foucault est très clair à ce sujet : il souligne que l’existentialisme n’est pas l’héritage de la phénoménologie mais qu’il témoigne plutôt de l’oubli de cet héritage et ce qu’est la phénoménologie dans son sens véritable33. La distinction amorcée entre une phénoménologie authentique (qui serait portée par la pensée de Husserl) et sa version inauthentique développée par une philosophie du vécu et de l’existence semble opératoire pour rendre compte de la phénoménologie telle que Foucault l’envisage. Or, cette distinction se trouve développée dans les fiches de lecture à partir de deux références importantes du corpus phénoménologique foucaldien.

13La première référence, majeure, renvoie à Eugen Fink. Dans les notes qu’il consacre à un article intitulé « Vergegenwärtigung und Bild. Beiträge zur Phänomenologie der Unwirklichkeit »34, Foucault écrit, citation à l’appui :

Contre l’existentialisme : « […] La monstruosité de la mauvaise subjectivation du tout de l’étant, d’une réduction du monde à un étant intramondain : l’homme. La retombée de l’énoncé transcendantal dans la conceptualité mondaine ontique est la perte constante de la phénoménologie35. »

14pratiques savantespratique lettréecitationPour bien comprendre la complexité et la richesse du maillage des citations et des références tel que permet de l’établir le fichier foucaldien, il est possible de relever que ce passage, comme les autres extraits de cet article de Fink relevés par Foucault, est explicitement cité à partir de la traduction proposée par Jules Vuillemin dans son livre L’Héritage de Kant et la révolution copernicienne. Fichte, Cohen, Heidegger 36. Dans la troisième partie de cet ouvrage, qui est consacrée à Heidegger, Vuillemin souligne en effet lui-même la « confusion constante » que l’existentialisme entretient entre subjectivité mondaine et subjectivité transcendantale. C’est une manière de mettre au cœur de ce débat entre phénoménologie et existentialisme la question du transcendantal, centrale pour Foucault dès la fin des années 1940 comme en témoigne son mémoire de fin d’études consacré à « La constitution d’un transcendantal dans La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel37 ». L’autre référence importante qui émerge du fichier foucaldien et qui complète cette distinction entre des usages de la phénoménologie renvoie à Pierre Thévenaz et aux études qu’il consacre successivement à Husserl, Heidegger, Sartre et Merleau-Ponty : ces études sont publiées en 1952 dans la Revue de théologie et de philosophie 38, et commentées par Ricœur dans l’article « Sur la phénoménologie » de 1953 39.

15Au point de rencontre de ces deux références, une certaine idée de la phénoménologie se dégage. Au lieu de se concentrer sur les figures de la conscience, elle offre une compréhension renouvelée du « monde » et fait même du « monde » l’enjeu ontologique majeur, au cœur de l’entreprise phénoménologique. Cette découverte permet d’assurer à la phénoménologie une singularité au sein des philosophies transcendantales (notamment celle de Kant) et de rendre compte de sa portée philosophique, voire de sa portée pour la philosophie elle-même. La fin du manuscrit de 1953-1954 est d’ailleurs largement consacrée à une redéfinition de ce qu’est la philosophie. Cette orientation métaphilosophique des réflexions finales de Foucault permet également de comprendre que son projet initial s’est trouvé reconfiguré au fur à mesure qu’il se développait : en particulier, l’interrogation sur les sciences humaines et le lien entre la phénoménologie et les sciences de l’homme (qui figure pourtant dans l’intitulé du projet de thèse principale tel que Foucault le formule initialement : « Étude sur la notion de “Monde“ dans la phénoménologie et son importance pour les sciences de l’homme »40) a disparu pour se recentrer sur une question proprement philosophique, celle du « Monde » justement.

16Concernant cette problématisation du monde, que privilégie donc le manuscrit de 1953-1954, on peut relever également qu’elle renvoie à une orientation manifestement heideggérienne de l’interprétation de Husserl proposée par Foucault 41. Rappelons qu’en 1950, Walter Biemel qui est alors collaborateur scientifique des Archives Husserl de Louvain, publie un ouvrage entier consacré au Concept de monde chez Heidegger 42 . Cette étude est basée principalement sur Sein und Zeit dont il est pourtant très peu fait mention dans le manuscrit de Foucault – ce qui peut étonner. Notre hypothèse à ce sujet est que ce qui intéresse et jusqu’à un certain point fascine Foucault, c’est surtout le débordement possible de la phénoménologie vers une ontologie (Foucault parle souvent d’approfondissement ou même de « radicalisation », à la suite de Thévenaz et de Ricœur), selon un mouvement de pensée qui correspond en effet à la démarche heideggérienne et qui correspond également à l’interprétation critique que Heidegger a pu faire de Husserl. Dans ces conditions, même si la référence à Heidegger reste assez marginale dans le manuscrit, il semble bien qu’elle oriente quand même en sous-main le propos de Foucault dans son parcours attentif de l’ensemble de l’œuvre de Husserl et dans son analyse des héritages de la phénoménologie (qui ne sont donc pas à chercher du côté de l’existentialisme mais bien du côté de cette ontologie qui coïncide avec une philosophie du monde). En somme, et pour le dire dans les termes mêmes de Foucault, si la phénoménologie a pu engager le « remplacement d’une problématique de la nature par une problématique du monde », ce mouvement appelle son propre prolongement dans « le dépassement d’une philosophie du phénomène dans une philosophie de l’être43 ».

17Or, cette orientation générale de l’analyse (qui replace la préoccupation du « monde » au cœur de la phénoménologie, en l’écartant de sa déviation existentialiste) permet aussi de ressaisir certains effets de cohérence qui opèrent au sein même du fichier phénoménologique de Foucault et notamment au sein de la littérature secondaire qu’il mobilise à l’appui de sa démonstration. L’un de ces effets concerne l’évaluation ou la réévaluation de la place de la pensée de Merleau-Ponty dans ce dispositif phénoménologique d’ensemble. Cette place est instable et témoigne d’une ambiguïté non résolue dans l’analyse de Foucault au début des années 1950.

18En un sens, la phénoménologie de la perception semble devoir être versée du côté de cette philosophie du vécu qui enracine le sens dans la disposition intentionnelle de la conscience. Foucault écrit même, en prenant ses distances par rapport à Merleau-Ponty : « Il cherche à découvrir le sens transcendantal à l’intérieur même des structures eidétiques de la conscience »44. Mais il peut lire également, dans l’étude que Pierre Thévenaz consacre à la pensée de Merleau-Ponty, une position plus en phase avec celle qu’il cherche à défendre dans son manuscrit :

La position de [Merleau-Ponty] implique que la conscience n’est plus première, si centrale soit-elle comme toujours en phénoménologie. « Le véritable transcendantal », c’est le monde (Phénoménologie de la perception, p. 418), et non plus l’être (comme pour Heidegger) ni la conscience (comme pour Sartre). […] Merleau-Ponty fait de l’être-au-monde de Heidegger (plus originaire que la conscience) le véritable aboutissement de la réduction husserlienne45.

19Cet accent mis sur l’« être-au-monde » correspond bien à la lecture que Foucault fait de Heidegger, que ce soit une lecture directe de Sein und Zeit ou une appréhension de cet ouvrage à partir d’un article très important de Ludwig Landgrebe, transcrit dans le fichier foucaldien. Cet article s’intitule : « Husserls Phänomenologie und die Motive zu ihrer Umbildung »46. La troisième partie de l’étude porte sur « Heidegger et le problème d’une limite de la méthode phénoménologique » [Heidegger und das Problem einer Grenze der phänomenologischen Methode]. Dans les notes conséquentes que Foucault consacre à cet article de Landgrebe, on lit notamment ceci, à l’appui d’une référence à Sein und Zeit :

Heidegger interprète l’intentionnalité comme un rapport à l’étant, et il objecte que ce rapport ne peut se comprendre que sur le fondement de l’In-der-Welt-sein et qu’inversement l’In-der-Welt-sein ne peut pas se comprendre à travers l’analyse intentionnelle. L’analyse intentionnelle n’a de sens valable que subordonnée, à l’intérieur d’une structure déterminée de l’In-der-Welt-sein 47.

20Cette circulation dans les notes prises par Foucault présente un double intérêt. Elle permet d’abord de souligner que la référence à Heidegger s’impose de manière indirecte et qu’on la voit surtout s’imposer comme une grille de lecture de la phénoménologie husserlienne et post-husserlienne. Finalement, il n’est pas besoin de citer Heidegger pour que la tournure heideggerienne d’une pensée du monde imprègne la phénoménologie et la prémunisse contre les dérives psychologisantes et existentialistes de certaines de ses interprétations contemporaines. L’autre élément important que l’on peut retenir de ce détour par les notes de lectures consacrées aux articles de Thévenaz et Landgrebe, c’est l’ambiguïté de la position philosophique de Merleau-Ponty que Foucault envisage comme étant en quelque sorte suspendue entre une pensée du vécu anté-prédicatif et une ontologie du monde (relayée par un logos de l’être du monde, un « langage de l’être » pour dire le monde, suivant l’inspiration de la dernière partie du manuscrit de 1953-1954).

21Pour rendre compte de cette ambiguïté et de l’importance que Merleau-Ponty conserve aux yeux de Foucault à ce stade de développement de sa réflexion philosophique, il faut alors sans doute repasser par Eugen Fink. On trouve en effet dans le manuscrit de 1953-1954 une citation de la Sixième Méditation cartésienne rédigée par Eugen Fink pour Husserl (et dans le prolongement des Méditations cartésiennes de ce dernier) en 1932 48. Or, Foucault a probablement eu accès à ce texte de Fink à travers Merleau-Ponty qui cite la Méditation de Fink à plusieurs reprises dans l’avant-propos de la Phénoménologie de la perception (en notant d’ailleurs lui-même qu’il a pris connaissance de ce texte de Husserl via Gaston Berger 49 ...). En témoigne notamment ce long passage, où Merleau-Ponty met clairement l’accent sur la problématique du « monde », en rapport à la fois avec l’opération « technique » de la réduction et avec la vocation générale de la philosophie, et où il s’installe d’une certaine façon dans l’ambiguïté mentionnée plus haut en revendiquant pour la phénoménologie un double ancrage dans le monde et dans le vécu existentiel :

C’est parce que nous sommes de part en part rapport au monde que la seule manière pour nous de nous en apercevoir est de suspendre ce mouvement, de lui refuser notre complicité (de le regarder ohne mitzumachen, dit souvent Husserl), ou encore de le mettre hors-jeu. Non qu’on renonce aux certitudes du sens commun et de l’attitude naturelle, - elles sont au contraire le thème constant de la philosophie, - mais parce que, justement comme présupposés de toute pensée, elles « vont de soi », passent inaperçues, et que, pour les réveiller et pour les faire apparaître, nous avons à nous en abstenir un instant. La meilleure formule de la réduction est sans doute celle qu’en donnait Eugen Fink, l’assistant de Husserl, quand il parlait d'un « étonnement » devant le monde. La réflexion ne se retire pas du monde vers l’unité de la conscience comme fondement du monde, elle prend recul pour voir jaillir les transcendances, elle distend les fils intentionnels qui nous relient au monde pour les faire paraître, elle seule est conscience du monde parce qu'elle le révèle comme étrange et paradoxal. […] Loin d’être, comme on l’a cru, la formule d’une philosophie idéaliste, la réduction phénoménologique est celle d’une philosophie existentielle : l’« In-der-Welt-Sein » de Heidegger n’apparaît que sur le fond de la réduction phénoménologique50.

22La référence à l’« étonnement », que Foucault reprend largement à son compte dans son manuscrit51, provient d’un article de Fink publié en janvier 1939 dans la Revue Internationale de Philosophie 52, et auquel Foucault consacre également une fiche de lecture conséquente. De manière plus générale, il est possible de souligner qu’au-delà même de la pensée de Merleau-Ponty, mais peut-être aussi à travers elle, la pensée de Fink semble bien commander l’orientation d’ensemble du développement de Foucault. Fink se propose bien en effet d’articuler la phénoménologie husserlienne et l’ontologie heideggerienne en mettant au cœur de cette articulation la question du monde.

23Dans les notes prises sur un autre article de Fink intitulé « Die phänomenologische Philosophie E. Husserls in der gegenwärtigen Kritik »53, Foucault approfondit ce point en retenant l’idée d’une distinction entre criticisme et phénoménologie, sur fond d’un même attachement à la problématique transcendantale mais suivant des orientations différentes, liées à ce que Fink nomme une « différence de problème fondamental »54. Selon Fink, « le criticisme formule son problème fondamental comme celui de la possibilité d’une connaissance objectivement valable, ou sous la forme de la question : comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ». Le criticisme s’en tient alors à l’expérience de l’étant et du monde en tant qu’horizon de sens de l’étant. Mais c’est un monde dont il faut rendre compte dans la forme d’une connaissance objective. Or, « la question fondamentale de la phénoménologie […] et qui manifeste son opposition radicale au criticisme, peut se formuler comme la question de l’origine du monde55 ». Ou encore :

Déterminée au regard de son problème central, la phénoménologie prétend réaliser une compréhension philosophique du monde qui transcende toutes les formes mondaines d’élucidation, de compréhension, de fondation, etc. : elle vise à rendre compréhensible le monde dans toutes ses déterminités idéales à partir du fondement ultime de son être56.

24S’oppose ainsi à la connaissance des phénomènes du monde l’effort en direction d’une compréhension de ce qui fonde non pas seulement cette connaissance mais son être lui-même.

25Sur le fond, Foucault rejoint donc Fink dans son interprétation de la phénoménologie. Il reprend à son compte le mouvement général de la Sixième Méditation où s’opère une radicalisation des opérations majeures de la phénoménologie que sont réduction et constitution. Fink reproche ainsi à Husserl de n’accomplir la réduction que vis-à-vis des objets du monde laissant cette réduction incomplète dans la mesure où il ne soumettrait pas à la réduction la subjectivité transcendantale qui accomplit la réduction. Sur la base de ces critiques, Eugen Fink apparaît alors comme le promoteur d’un tournant « cosmologique » de la phénoménologie husserlienne. Alors que Husserl persisterait à accorder à l’ego le statut de sphère fondamentale (ce qui autorise les analyses du vécu chez Sartre et chez Merleau-Ponty), c’est au « monde » que Fink attribue la primordialité essentielle. Pour conclure ce circuit référentiel, il est possible d’ajouter que l’on trouve, dans l’avant-propos du travail que Derrida consacre à Husserl en 1953-1954, la note suivante qui lie la préoccupation finkienne pour l’« origine du monde » à la notion d’« archéologie » dont Foucault n’aura de cesse de retravailler la caractérisation phénoménologique57 :

Husserl aurait voulu restaurer, dans un sens phénoménologique qui n’est pas celui de la science « mondaine », le mot d’« archéologie » (cf. E. Fink, « Das problem der Phänomenologie E. Husserls », in Revue Internationale de Philosophie, janvier 1939, p. 246). La recherche du commencement absolu est présente dans toute l’œuvre de Husserl, et aussi chez Fink, qui, hautement approuvé par Husserl, définit la question de Husserl comme la question de « l’origine du monde » [die Frage nach dem Ursprung der Welt]58.

26Notre propos avait comme point de départ un double questionnement sur la délimitation d’un corpus phénoménologique propre à Foucault à partir des fiches de lecture (ce que l’on peut appeler le niveau de la description matérielle d’une archive et de sa cohérence interne) et sur l’usage de ce corpus pour rendre compte du développement que celui-ci propose sur la phénoménologie husserlienne dans le manuscrit de 1953-1954 (le niveau d’analyse étant cette fois celui de l’interprétation de ce manuscrit). Ces deux niveaux d’analyse correspondent bien au travail rendu possible par le développement de la plateforme EMAN, et au type de démarche éditoriale qu’elle rend à son tour envisageable. Au point de convergence de ces deux opérations (descriptive et interprétative), il y a le brassage et le maillage de références qui font ressortir sinon l’unité du moins la cohérence globale d’une lecture foucaldienne de la phénoménologie au début des années 1950. Cette lecture s’inscrit dans une trame de réflexions phénoménologiques qui constituent à bien des égards le symptôme d’une époque, dominée après 1945 par le débat entre marxisme et phénoménologie59. On sait que Foucault s’attachera, dans la décennie suivante, à mettre à distance ces réflexions et même ce type de lecture, en s’efforçant justement d’interroger de manière critique, archéologique, ce que signifie se rapporter à une époque de la pensée – jusqu’à se fixer le devoir d’y contredire.

Notes
1.

Ce travail éditorial a fait l’objet d’une publication aux Éditions du Seuil à l’automne 2021 (Foucault, 2021b). Il s’inscrit dans la série « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France » et a suivi la publication au printemps 2021 d’un autre manuscrit inédit de Foucault consacré à Ludwig Binswanger et l’analyse existentielle (Foucault, 2021a).

2.

Cette présentation d’ensemble du manuscrit fait l’objet de la « Situation » dans Foucault, 2021b, p. 365-399.

3.

Voir à ce sujet les études proposées dans la revue Les Études philosophiques, juillet 2013-3 : « Foucault et la phénoménologie ». Voir également Nalli, 2006.

4.

On trouve une présentation d’ensemble du projet « Foucault Fiches de lecture » (FFL) à l’adresse suivante : http://eman-archives.org/Foucault-fiches/objectifs-projet. Le projet FFL a été financé par l’ANR entre 2017 et 2020. Coordonné par Michel Senellart puis par Laurent Dartigues (UMR Triangle, CNRS-ENS LSH/Lyon), ce projet a bénéficié également des partenariats du CAPHÉS (CNRS-ENS/PSL) et de la Bibliothèque nationale de France. Je tiens à remercier Elisabetta Basso et Vincent Ventresque pour leur aide précieuse dans la préparation de cette étude et de l’édition du manuscrit de Foucault sur « Phénoménologie et psychologie ». Je remercie également Carolina Verlengia pour son invitation à présenter les premiers résultats de ce travail lors d’un séminaire organisé à l’ENS-LSH le 15 mars 2019.

5.

Une simple recherche par mot-clé sur la plateforme EMAN fait apparaître 346 fiches relatives à « Husserl », une grande partie de ces fiches se trouvant dans la boîte no 42, où l’on trouve également, à la suite des notes sur Husserl, des fiches portant sur Binswanger, la psychiatrie phénoménologique et l’histoire de la psychologie et de la psychanalyse. La première partie de la boîte no 42 est accessible à l’adresse suivante : http://eman-archives.org/Foucault-fiches/collections/show/99.

6.

Les fiches de lecture de cette première série s’ordonnent aux principaux ouvrages de Husserl que Foucault lit le plus souvent dans leur langue originale et auxquels il consacre des sous-dossiers spécifiques. Dans la boîte no 42, on trouve ainsi des chemises consacrées successivement aux ouvrages suivants (les intitulés sont ceux de Foucault) : Ideen II ; Beilage à Ideen II ; Ideen III ; Die Idee der Phänomenologie ; Conscience du temps ; Philosophie als strenge Wissenschaft ; Logique formelle et logique transcendantale ; Nachwort ; Erfahrung und Urteil ; Écrits sur l’histoire (il s’agit principalement de notes sur Ursprung der Geometrie) ; Premiers écrits – Philosophie der Arithmetik (1891), Psychologische studien (1894), Compte-rendu de Palagyi (1903) ; Logische Untersuchungen.

7.

La reconstitution du « Dossier préparatoire des Mots et les choses » a fait l’objet du projet ANR Corpus « La bibliothèque foucaldienne » (2008-2010), porté par l’EHESS et l’ENS-LSH. On en trouve la présentation à l’adresse suivante : http://lbf-ehess.ens-lyon.fr/. Sur l’articulation de ce dossier d’archives au projet archéologique des Mots et les choses, voir Sabot, 2016.

8.

Cette chemise « Husserl » et les notices qui la composent sont accessibles via la plateforme EMAN à l’adresse suivante : http://eman-archives.org/Foucault-fiches/collections/show/127.

9.

Ces notes de cours ne sont pas accessibles via la plateforme EMAN qui ne met en ligne que les fiches de lecture. Les notes consacrées à la phénoménologie sont publiées en annexes du manuscrit « Phénoménologie et psychologie » dont elles sont contemporaines (Foucault, 2021b).

10.

Alors que L’archéologie du savoir affirme que « l’archive d’une société » ne peut être décrite exhaustivement.

11.

Les trois premiers volumes des Husserliana. Edmund Husserl, Gesammelte Werke (rassemblant Cartesianische Meditationen, Die Idee der Phänomenologie et Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie I) paraissent en 1950. Les volumes 4 et 5 consacrées aux Ideen II et III paraissent en 1952. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie est publiée en 1954 (volume 6), suivie en 1956 et en 1959 de deux volumes (7 et 8) consacrés àDie erste Philosophie (1923-1924).

12.

Voir par exemple la suite de notes prises sur les Ideen II qui ne représentent pas moins de 38 feuillets recto-verso (boîte 42a, chemise « Ideen II », feuillets 335 à 362).

13.

Voir par exemple les notes prises sur Husserl, 1950 (posthume). Foucault utilise aussi régulièrement les traductions anglaises données par Marvin Farber (Farber, 1943). Au moment où Foucault s’intéresse à la pensée de Husserl, le lecteur français ne disposait que de quelques traductions : outre celle mentionnée ci-dessus, on peut mentionner celle des Méditations cartésiennes (1947, traduction de G. Peiffer et E. Levinas), celle des Ideen I (1950, traduction de P. Ricœur), celle de « La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Une introduction à la philosophie phénoménologique » (traduction Edmond Gerrer dans Les Études philosophiques, no 2, avril-juin 1949, p. 126-157 et no 3/4, juillet-décembre 1949, p. 229-301) et celle de « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » (traduction de P. Ricœur dans la Revue de Métaphysique et de Morale, no 3, juillet-septembre 1950, p. 225-258).

14.

Husserl, 1950 (1913), p. xii.

15.

Husserl, 1964 (1928).

16.

Voir, dans la chemise consacrée à « Conscience du temps » (boîte no 42a), les fiches intitulées « Le temps préobjectif » (feuillet 442) et « Le présent » (feuillet 443). Y figurent des citations extraites des § 33, § 39 et § 59 de Zeitbewusstsein présentées par Foucault comme des traductions de Derrida. Les deux premières traductions se trouvent dans le mémoire de Derrida [Derrida, 1990 (1954), p. 128 et p. 129].

17.

Derrida, 1990 (1954). Dans l’avertissement rédigé au moment de la publication de ce mémoire, J. Derrida précise les conditions de sa rédaction : « Je le préparai en 1953-1954 sous la direction bienveillante et vigilante de Maurice de Gandillac, professeur à la Sorbonne, alors que j’étais élève de deuxième année à l’École normale supérieure. Grâce à M. de Gandillac et au P. Van Breda, j’avais pu, au cours de la même année, consulter certains inédits de Husserl aux Archives de Louvain » (p. vi).

18.

Il s’agit d’un thème classique dans les études husserliennes de l’époque. Marvin Farber y consacre le premier chapitre de son ouvrage (Farber, 1943), à partir d’une mise en contexte dans le champ de la philosophie allemande que Foucault reprend à son compte au début de son manuscrit de 1953-1954.

19.

On y trouve par exemple un article d’Yvonne Picard (paru dans Deucalion, I, 1946), intitulé « Le temps chez Husserl et chez Heidegger » que Foucault utilise comme guide de lecture de l’ouvrage de Husserl sur la conscience intime du temps. Un certain nombre des citations répertoriées dans les fiches de la chemise « Conscience du temps » provient de cet article dont Derrida fait l’éloge dans son propre mémoire. Cf. Derrida, 1990 (1954), p. 123, note 39.

20.

Cette absence de bibliographie s’explique probablement par le fait que le manuscrit a été abandonné et que Foucault ne lui a jamais donné la forme académique d’une thèse.

21.

Dans une chemise consacrée à « Fink » (boîte no 38), on trouve notamment des notes prises par Foucault sur les textes suivants : « Das Problem der Philosophie Edmund Husserls » (Fink, 1939), « Die phänomenologische Philosophie Husserls in der gegenwärtigen Kritik » [Fink, 1975 (1933)], « L’analyse intentionnelle et le problème de la pensée spéculative » (Fink, 1952). Dans la boîte no 42b, chemise « Jaspers », on trouve encore deux pages de notes sur l’article « Vergegenwärtigung und Bild, Beiträge zur Phänomenologie der Unwirklichkeit » (1930).

22.

Foucault prend douze pages de notes sur l’article de Landgrebe intitulé « Das Problem der Geschichtlichkeit des Lebens und die Phänomenologie Husserls » (1932) et 6 pages de notes sur l’article « Husserls Phänomenologie und die Motive zu ihrer Umbildung » (Landgrebe, 1939). Voir boîte no 42a, feuillet 661 et suiv. et feuillet 647 et suiv.

23.

Farber, 1943. Dans son « Introduction à Ideen I de Edmund Husserl », Paul Ricœur recommande la lecture de l’ouvrage de Marvin Farber où selon lui se trouve un ample résumé de la pensée husserlienne [Husserl, 1950 (1913), p. xi, note 1].

24.

Voir la fiche « Contre la critique husserlienne de la Gestalt » (qui renvoie à un compte-rendu du Nachwort paru en 1932 dans la Deutsche Literaturzeitung. Voir boîte no 44b, chemise « La Gestalt et la phénoménologie », feuillet 557.

25.

Dans la boîte no 37, on trouve une chemise « Ricœur » qui mentionne en particulier un article paru dans la revue Esprit en décembre 1953 et intitulé « Sur la phénoménologie » (Ricœur, 1953, p. 821-839). On trouve plusieurs pages de notes consacrées à cet article important.

26.

On trouve dans la chemise « Ricœur » des notes consacrées à l’« interprétation de Husserl par Thao » (boîte no 37, feuillets 393-394). Ces notes sont prises à partir de la troisième partie de l’article de Ricœur « Sur la phénoménologie » (Ricœur, 1953, p. 827-836), intégralement consacrée à Phénoménologie et matérialisme dialectique (Thảo, 1951). Dans la boîte no 42a (feuillets 573-574), Foucault prend également des notes sur l’article de Trần Ðức Thảo sur « Les origines de la réduction phénoménologique » (Thảo, 1950).

27.

Foucault prend en particulier plusieurs pages de notes sur un article de Jean Wahl : « Notes sur la première partie de Erfahrung und Urteil de Husserl », Revue de métaphysique et de morale, 56, 1, 1951, p. 6-34. Voir boîte no 42a, chemise « Erfahrung und Urteil », feuillets 519-522.

28.

Thévenaz, 1966 (1952).

29.

Cette note est rangée dans une chemise intitulée « Husserl. Hyppolite » (boîte no 42a). Il s’agit sans doute de notes prises à partir de cours dispensés par Jean Hyppolite à l’École normale supérieure. Dans la même chemise, on trouve des notes assez variées consacrées par exemple à « Essence et réflexion », « La géométrie et l’exemple de l’idéalisation », « La réduction phénoménologique », « La phénoménologie » ...

30.

Il est possible de relever l’absence de références aux travaux d’Emmanuel Levinas dont deux ouvrages majeurs avaient pourtant été publiés au moment où Foucault s’intéresse à la phénoménologie (Levinas, 1930 et 1949). Ces ouvrages sont par contre mentionnés en bonne place dans la bibliographie du mémoire de Derrida [Derrida, 1990 (1954), p. 288] et ils sont également cités dans l’introduction de Ricœur à sa traduction aux Ideen I [voir Husserl, 1950 (1913), p. xxvi etxxxiii].

31.

Ces notes complémentaires sont publiées à la suite du texte consacré à « Phénoménologie et psychologie » (Foucault, 2021b).

32.

Foucault, 2021a.

33.

Foucault, 2021b, p. 207. Voir sinon boîte no 42, feuillets 340-341.

34.

Cet article est paru dans Jahrbuch für philosophische und phänomenologische Forschung, XI, 1930.

35.

La citation renvoie à Fink, 1930, p. 250. Voir boîte no 42b, chemise « Jaspers », feuillet 49.

36.

Vuillemin, 1954, p. 239, note 4.

37.

Foucault, 1949.

38.

Thévenaz, 1966 (1952).

39.

On trouve les notes de Foucault sur les articles de Thévenaz dans la boîte no 37, chemise « Ricœur » (feuillets 391-392). L’article de Paul Ricœur « Sur la phénoménologie » leur consacre en effet sa deuxième partie sous le titre : « L’unité d’intention de la phénoménologie husserlienne » (Ricœur, 1953, p. 825-827).

40.

Comme le rappelle Didier Eribon (Eribon, 1994, p. 112), cet intitulé figure dans le curriculum vitae que Foucault adresse à Georges Dumézil en vue de sa candidature à un poste de lecteur de français à Uppsala en Suède. D. Eribon ajoute que cet intitulé est sans doute « totalement ficti[f] et destin[é] uniquement à répondre aux attentes de ceux à qui ce papier était destiné » (p. 113). La découverte du manuscrit « Phénoménologie et psychologie », daté par Foucault lui-même 1953-1954, prouve qu’il n’en est rien.

41.

Les fiches de notes consacrées au « Monde » dans la chemise « Husserl » renvoient toutefois à Ideen I et à Erfahrung und Urteil (voir par exemple boîte no 42a, feuillets 618, 619 et 622). Les extraits recopiés par Foucault sont utilisés dans son manuscrit de 1953-1954.

42.

Biemel, 1950.

43.

Foucault, 2021b, p. 226. Voir sinon boîte no 42, feuillet 351.

44.

Foucault, 2021b, p. 137. Voir sinon boîte no 42, feuillet 297.

45.

Thévenaz, 1966 (1952), p. 108.

46.

Voir supra, note 21. Landgrebe, 1939, p. 277-325. Voir boîte no 42a, feuillet 647 et suiv.

47.

Voir Landgrebe, 1939, p. 307.

48.

Fink, 1994 (1932).

49.

Berger, 1941.

50.

Merleau-Ponty, 1945, p. viii-ix.

51.

À la fin de son « Introduction à Ideen I de E. Husserl », Paul Ricœur note l’importance de cet « étonnement » dans la perspective de Merleau-Ponty, en rapport avec l’accès à une couche originaire de l’expérience, située dans le monde : la phénoménologie « ne “réfléchit“ que pour faire jaillir au-delà de toute naïveté l’assurance que le monde est toujours “déjà là“ ; elle ne “réduit“ notre participation à la présence du monde que pour rompre un moment notre familiarité avec le monde et nous restituer l’“étonnement“ devant l’étrangeté et le paradoxe d’un monde qui nous situe ; elle ne va aux essences que pour prendre du recul et reconquérir la “facticité“ de notre être-au-monde » [Husserl, 1950 (1913), p. xxxviii, note 1].

52.

Fink, 1939, p. 229-231.

53.

Fink, 1975 (1933).

54.

Fink, 1975 (1933), p. 118. Nous reprenons ici la traduction de Didier Franck qui diffère légèrement de celle proposée par Foucault dans ses notes de lecture.

55.

Fink, 1975 (1933), p. 119.

56.

Fink, 1975 (1933), p. 121.

57.

Sabot, 2016, p. 761-765.

58.

Derrida, 1990 (1954), p. 3, note 4.

59.

Dans cette perspective, le travail de Trần Ðức Thảo présente un intérêt particulier qui justifie la place à part qu’il a pu occuper dans le champ philosophique français de l’époque. Voici comment Thảo présente lui-même dans la préface de son ouvrage l’orientation d’ensemble de sa démarche, allant de la phénoménologie au matérialisme dialectique, d’une investigation sur « la méthode phénoménologique et son contenu effectivement réel » (première partie) à « La dialectique du mouvement réel » (seconde partie) : « De l’éternité des essences à la subjectivité vécue, de l’Ego singulier à la genèse universelle, l’évolution de la pensée husserlienne témoignait de l’aspiration constante de l’idéalisme vers ce contenu réel dont seule la dialectique matérialiste définit le concept authentique » (Thảo, 1951, p. 18). Foucault privilégie pour sa part dans son manuscrit de 1953-1954 un débordement interne de la phénoménologie vers l’ontologie.

Appendix A BIBLIOGRAPHIE

  1. Berger, 1941 : Gaston Berger, Le Cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l'Esprit ».
  2. Biemel, 1950 : Walter Biemel, Le Concept de monde chez Heidegger, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie ».
  3. Derrida, 1990 (1954) : Jacques Derrida, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, PUF, coll. « Épiméthée ».
  4. Eribon, 1994 : Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Paris, Fayard.
  5. Farber, 1943 : Marvin Farber, The Foundation of Phenomenology. Edmund Husserl and the Quest for a Rigourous Science of Philosophy, Cambridge, Harvard University Press.
  6. Fink, 1939 : Eugen Fink, « Das Problem der Phänomenologie Edmund Husserls », Revue Internationale de Philosophie, 1, 2, p. 226-270.
  7. Fink, 1952 : Eugen Fink, « L’analyse intentionnelle et le problème de la pensée spéculative », dans Herman Leo Van Breda (éd.), Problèmes actuels de la phénoménologie, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Textes et études philosophiques », p. 53-87.
  8. Fink, 1975 (1933) : Eugen Fink, « Die phänomenologische Philosophie Edmund Husserls in der Gegenwärtigen Kritik », dans De la phénoménologie, trad. fr. Didier Franck, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments ».
  9. Fink, 1994 (1932) : Eugen Fink, Sixième Méditation cartésienne. L’idée d’une théorie transcendantale de la méthode, trad. fr. Nathalie Depraz, Grenoble, Jérôme Million, coll. « Krisis ».
  10. Foucault, 1949 : Michel Foucault, « La constitution d’un transcendantal dans La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel ». Manuscrit inédit.
  11. Foucault, 2021a : Michel Foucault, Binswanger et l’analyse existentielle, édition établie, sous la responsabilité de François Ewald, par Elisabetta Basso, Paris, Éditions du Seuil/Gallimard/EHESS, coll. « Hautes Études ».
  12. Foucault, 2021b : Michel Foucault , Phénoménologie et psychologie, édition établie, sous la responsabilité de François Ewald, par Philippe Sabot, Éditions du Seuil/Gallimard/EHESS, coll. « Hautes Études ».
  13. Husserl, 1950 (1913) : Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. fr. Paul Ricœur, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie ».
  14. Husserl, 1950 (posthume) : Edmund Husserl, « La philosophie comme prise de conscience de l’humanité », texte établi et présenté par Walter Biemel, trad. fr. Paul Ricœur, Deucalion 3, 1950 : « Vérité et liberté », 30, p. 109-127.
  15. Husserl, 1964 (1928) : Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. fr. Henri Dussort, Paris, PUF, coll.  « Épiméthée ».
  16. Landgrebe, 1939 : Ludwig Landgrebe, « Husserls Phänomenologie und die Motive zu ihrer Umbildung », Revue Internationale de Philosophie, 1, 2, p. 277-316.
  17. Levinas, 1930 : Emmanuel Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin.
  18. Levinas, 1949 : Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin.
  19. Merleau-Ponty, 1945 : Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées ».
  20. Nalli, 2006 : Marcos Nalli, Foucault e a phenomenologia, São Paulo, Edições Loyola.
  21. Ricœur, 1953 : Paul Ricœur, « Sur la phénoménologie », Esprit, 21e année, 12, p. 821-839 ; étude reprise en 2004 dans À l’école de la phénoménologie, chap. V., Paris, Vrin, coll.  « Bibliothèque d’histoire de la philosophie ».
  22. Sabot, 2016 : Philippe Sabot, « Dans les archives de l’archéologie. Relire Les Mots et les choses aujourd’hui », Revista de Filosofia Aurora, 28 (45), p. 747-766, https://periodicos.pucpr.br/index.php/aurora/article/view/1980-5934.28.045.DS01.
  23. Thảo, 1950 : Trần Ðức Thảo, « Les origines de la réduction phénoménologique », Deucalion, 3, p. 128-142.
  24. Thảo, 1951 : Trần Ðức Thảo, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Éditions Minh-Tân.
  25. Thévenaz, 1966 (1952) : Pierre Thévenaz, « Qu’est-ce que la phénoménologie ? », Revue de théologie et de philosophie, 1952/1, p. 9-30 ; 1952/3, p. 126-140 ; 1952/4, p. 294-316. Études reprises en 1966 dans De Husserl à Merleau-Ponty. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, coll. « Être et penser. Cahiers de philosophie ».
  26. Vuillemin, 1954 : Jules Vuillemin, L’Héritage de Kant et la révolution copernicienne. Fichte, Cohen, Heidegger, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine ».