Nicole Revel

1Depuis 1970, nous avons eu le privilège de vivre et de travailler auprès d’une population de montagnards des Philippines établie sur une grande île chargée de mémoire. Dans la beauté lumineuse de la mer de Chine et de la mer de Sulu, Palawan est posée telle une passerelle unissant Bornéo à la septentrionale Luzon 1.

2espaces savantsterritoireîleS’ouvrant sur un paisible paysage insulaire dont les mythes toponymiques nous révèlent le sens, de magnifiques formations calcaires s’élèvent sur la mer de Chine méridionale et forment « Lipuun Point », près de la bourgade de Quezon. Depuis les années 1960, de nombreuses fouilles effectuées par le Musée national ont mis au jour des vestiges préhistoriques, néolithiques, protohistoriques, preuves d’un habitat très ancien, le célèbre complexe des grottes de Tabon 2.

3construction des savoirslangue espaces savantscirculationexpéditionAu début du xx e siècle, les voyageurs observaient une nature primordiale et un couvert forestier de type climacique appartenant à un « berceau cultural » riche de 20 000 espèces endémiques (la Flora Malaysiana), ainsi qu’une très faible densité de populations autochtones. Aujourd’hui, divers paysages montrent l’exploitation lucrative des grands diptérocarpes de la forêt au nord et au sud de l’île ainsi qu’une présence humaine nouvelle. Cette population hétéroclite de migrants a des intérêts, des attitudes, des pratiques culturelles et des valeurs autres. On y parle diverses langues, et les visions du monde sont multiples.

4Au sud, on trouve différents groupes ethniques islamisés sur les îles de Balabac et de Cagayan de Tawi-Tawi, dans la région de Bataraza et des îles de la mer de Chine : les Molbog, divers groupes Sama (Jama Mapun, Balangigi, Bannaran) et les Tausug, parlant autant de langues apparentées mais distinctes.

Grande maison palawan.
Figure 1. Grande maison palawan.

5acteurs de savoirprofessionmarchand construction des savoirstraditionreligionchristianismeAu nord, autour de Taytay et de l’archipel de Cuyo, une population peu à peu christianisée depuis le xvii e siècle est devenue majoritaire sur la grande île : les Palaweños, qui parlent le cuyunon. Dans la capitale de la province et les principales bourgades, des marchands chinois se sont installés depuis le début du xx e siècle. Et depuis les années 1970-1980 des paysans et des pêcheurs migrants pauvres des îles Visayas viennent s’installer, durablement ou non.

6Trois populations autochtones sont attestées : les Batak, au centre-nord, un groupe nomade Negrito de 200 à 300 personnes, et les Tagbanwa, au centre de l’île et au nord dans les Calamianes.

7acteurs de savoirprofessionchasseurEnfin une population de 10 000 personnes environ vit dans la partie méridionale de la grande île, les Pala’wan. Les populations des bourgades les appellent « Palawanos ». Cette société de chasseurs à la sarbacane et d’essarteurs de la forêt subtropicale n’a pas la notion de propriété de la terre : elle pratique de nos jours un mode de production à la jonction entre les activités de prédation (chasse, pêche, cueillette) et l’agriculture sur brûlis. Par sa langue, son mode d’organisation sociale profondément égalitaire et sa vision du monde, elle se distingue de ses voisins au nord, les Tagbanwa.

8typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagedialectologieEn 1972, j’ai inventorié douze dialectes entre Quezon et Abo-abo et la pointe sud de Kälang Danum. Sans doute y en a-t-il davantage. Le travail monographique privilégiait la culture des Hautes-Terres3 et j’ai alors décrit et analysé le dialecte des vallées Mäkagwaq-Tämlang : il est devenu le dialecte de référence à partir duquel j’ai pu établir l’ensemble des autres variations dialectales4.

La culture palawan des Hautes-Terres

9acteurs de savoirstatutmaîtreAfin d’assurer leur survie et de vivre en harmonie dans le monde qui les entoure, les Palawan ont élaboré une relation d’échange paritaire (gantiq) avec les objets naturels, les phénomènes et leurs « Maîtres », relation qu’ils se sont efforcés de maintenir à travers le temps. La notion de don et de contre-don règle cette présence au monde et s’accompagne d’une morale du non-excès omniprésente dans la vie quotidienne, accompagnée par l’entraide mutuelle (tabang)et l’obligation de tout partager (bagiq). Cette attitude plus pragmatique qu’écologique, liée à leur représentation de la vie et de la mort, reflète l’interprétation que les Montagnards font de la biocénose. Ainsi les Taw banar, les « Hommes véritables » que nous sommes tous, doivent chercher à maintenir une relation de partage paritaire, toujours menacée, avec les « autres hommes », Taw Mänunga et Taw Märaqat, les Bienfaisants et les Malfaisants, car un équilibre entre tous les existants dans le biotope est la condition sine qua non de la santé, de l’abondance en riz, du bonheur et de la vie5.

10pratiques savantespratique artistiquechant pratiques savantespratique artistiqueperformance oraleLa culture matérielle des Palawan est modeste. Elle repose sur le bois, le bambou et le rotin pour l’architecture, les armes, les outils et les ustensiles. Depuis toujours les Palawan ont dû acquérir des objets manufacturés auprès des marchands maritimes (chinois, malais, tausug, etc.) ; car, s’ils pratiquent une très fine vannerie, ils ne connaissent ni le tissage du coton ou de la fibre de bananier (Abaca), ni la poterie, ni la fonte du fer. Ainsi boîtes à bétel, plateaux, gongs en bronze, sabres de combat et coupe-coupe, jarres, assiettes chinoises et céladons constituent-ils le patrimoine (pusakaq) d’un groupe de sœurs et de leurs époux (selon la règle de résidence uxorilocale) qui représente l’unité sociologique minimale, « le hameau » (rurungan). La vie quotidienne et la vie rituelle des Palawan sont liées à ces objets, évoqués dans leurs longs récits chantés.

11acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel typologie des savoirssavoirs non canoniquesmédecines traditionnelles acteurs de savoirstatutchaman acteurs de savoirsexe et genreLa société palawan est régie par un système indifférencié ou cognatique6, l’absence de hiérarchie et de leadership. Le responsable de hameau est l’« aîné » (mägurang), le père ou l’oncle d’un groupe de sœurs et de leurs cousines au premier degré. Autour d’elles et auprès de lui viennent « s’agréger » les gendres. La résidence est donc uxorilocale, et le respect du droit coutumier (Adat) pondère tout excès ou écart de conduite par la médiation des spécialistes de la parole argumentée (mämimisara), tandis qu’un juge (ukum), par sa maîtrise et sa mémoire des cas de jurisprudence et de la Loi (Saraq), pourra prononcer un jugement pour clore de longues discussions (bisara).

12acteurs de savoirstatutchamanLe chamanisme permet à son tour de tenter de réguler les relations conflictuelles avec les Invisibles et d’apaiser la souffrance physique et psychologique des êtres humains, par l’audace et le courage qu’impliquent le Voyage et la négociation à travers le dialogue avec les existants invisibles : « les âmes protectrices » (lapis)et « les démons » (säytan).

Place et importance de l’épopée dans la culture palawan

13acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel espaces savantscirculationvoyage pratiques savantespratique rituellecérémonie construction des savoirslangage et savoirsgenreépopée acteurs de savoiracteur non humainnatureLes épopées palawan (tultul) chantent en un style formulaire et dialogique les paysages, les rivières, cascades et torrents, les arbres, les abeilles et les oiseaux, les montagnes et les vents, la mer et les corps célestes ; les activités humaines, les fêtes et commémorations du Maître du Riz, du Maître des Fleurs, les pactes du sang entre amis autour de la jarre, la musique des gongs qui accompagne toutes les cérémonies festives, le Voyage chamanique (ulit), les voyages en forêt de l’autre côté de Käbätangan (mont Mantalingayan), les voyages en mer ; les alliances de mariage et tous les obstacles, conflits ou raids de piraterie qui, dans toute épopée, sont nécessairement liés à une crise autour de cet événement fondamental de la vie en société. Elles chantent aussi le droit coutumier, l’Adat et la relation entre tous les existants sur cette terre, les hommes vrais, les génies et les démons invisibles, les divinités, leurs traits physiques et psychologiques, leurs actions mythiques, les événements surnaturels7.

14Elles chantent enfin la beauté des lignes, des formes, des parures, des paysages sonores et de la musique. On y voit se déployer des références au monde naturel et à la vie sociale, une fresque des mœurs, l’allusion furtive à une cosmogonie, un style de vie, une éthique, une esthétique et une représentation du monde propre à la culture des Hautes-Terres.

15acteurs de savoirstatutchaman typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismemagie pratiques savantespratique artistiquechantCe chant a capella est un divertissement – une forme de courtoisie – que l’on offre pendant toute une nuit à un hôte nouvellement arrivé au hameau. Lorsque les premiers rayons du soleil pointent à l’horizon, l’intrigue doit être dénouée, et le barde s’arrête. Il est interdit de chanter avec le jour. On peut aussi entendre le chant d’une épopée lors de la veillée qui précède un mariage et la discussion juridique qui scelle ce contrat social8. Elle porte alors en elle un enseignement puisqu’elle évoque précisément un problème lié à l’alliance de mariage. Elle est aussi action de grâce pour remercier le « Maître des Prises » (Ämpuq ät Pinäri) lorsqu’un sanglier a été capturé en forêt. Le chant est un don en retour pour apaiser le courroux de Lali, alors que l’on fait lentement rôtir l’arrière-train de son animal favori. L’épopée peut être aussi associée à une action magico-religieuse. Elle est alors dotée d’efficacité symbolique, d’une valeur rédemptrice et purificatrice. Action de grâce, imploration, tentative de séduction, apaisement, ce chant sollicite la chance, écarte la malchance, vise à rétablir un équilibre dans le biotope ou une harmonie rompue ; il tente de restaurer la santé d’un sujet souffrant ou du corps social tout entier. On retrouve des fonctions similaires chez les Sama et les Sama Dilaut de Tawi-Tawi 9, chez les Tala-andig Bukidnon de Mindanao 10, tout comme en Mongolie et en Sibérie où l’épopée est également liée à la chasse, à la nuit, aux cures et au chamanisme11.

« Mimèsis d’action » et mémoire

16pratiques savantespratique intellectuellemémorisationDans la Poétique d’Aristote, l’espace-temps de la fiction est la mimèsisde l’espace-temps de la réalité vécue par les hommes12. Les auditeurs suivent et intériorisent les longs récits qui recréent une réalité fictive semblable à l’espace naturel, social et cosmogonique qui les entoure. En ce sens, nous sommes en présence d’une authentique « mimèsisd’action », et cette évocation d’un monde donné, de la vie même dans sa fluence, a un effet de vérité qui aide le poète-narrateur à intérioriser et à mémoriser le récit.

17pratiques savantespratique intellectuelleconstitution de corpusLe corpus palawan de quinze épopées, que j’ai rassemblé depuis de nombreuses années et qui a fait l’objet d’une donation au département de l’Audiovisuel à la Bibliothèque nationale de France en 1995, nous met en présence d’une véritable anthologie des cas d’alliances de mariage et de leur résolution selon le code de l’Adat.

18typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétorique pratiques savantespratique artistiquechantGrâce à l’interprétation des aèdes et la réactualisation, sur le mode narratif, de la mémoire de la Coutume, le chant de chaque épopée est l’illustration d’un ou de plusieurs cas selon ce droit : le chant invite à la réminiscence et à l’interprétation des procédures juridiques liées à la filiation, mais surtout à l’alliance de mariage, aux égarements, aux bonnes et aux mauvaises conduites, aux conflits et à la guerre. Ces questions relatives à l’« échange » ne cessent d’occuper l’esprit des Montagnards, épris qu’ils sont de droit et de rhétorique.

19Il y a là une forme de cette temporalité profonde qui, selon Paul Ricœur, rend possibles à la fois « la sédimentation dans un dépôt et l’explicitation dans une interprétation : tandis que l’une transmet, l’autre renouvelle13 », mais cette démarche s’effectue sur un mode ludique et poétique, par le recours au récit et à l’analogie.

20construction des savoirstraditionhéritage construction des savoirstraditionLe mot Adat vient de l’arabe par l’intermédiaire du vieux malais et désigne en général la « tradition coutumière », c’est-à-dire les bonnes manières, le savoir-vivre, la bienséance et la courtoisie, les modalités du partage, les règles de la conduite morale dans la relation à autrui et au monde, parfois l’art de gouverner chez les Maranao ou les Maguindanao. C’est le code d’une société. Les Palawan disent avec fermeté, voire sur un ton légèrement sentencieux : « notre coutume » (Adat kay), selon « l’enseignement de nos Ancêtres » (Tuturan ät Kägunggurangan kay).

21pratiques savantespratique artistiqueperformance oraleLa richesse des traditions orales se manifeste dans un nombre infini de combinaisons, résultat virtuel de l’interaction entre les procédés mnémoniques et les histoires coutumières. La connaissance et la perpétuation de l’épopée reposent sur différentes aptitudes perceptives, motrices et créatrices : l’action vocale et kinésique, la capacité de composition et de configuration qui relèvent de l’imagination et de la logique, les facultés de l’attention et la mémoire, un jeu de processus moteurs et mentaux, coordonnés, synchrones et très élaborés.

22pratiques savantespratique discursiverécitation construction des savoirslangage et savoirsgenreépopéeDans une nuit de chant, l’épopée est en expansion, tant du côté du poète-narrateur que de ses auditeurs, ces « silencieux exécutants », selon la formulation heureuse de Claude Lévi-Strauss 14. Sensibilité mélodique et rythmique, compréhension, interprétation et réflexion sur l’enseignement du récit, sur l’art de la composition poétique et vocale sont activées, et chaque auditeur peut, en son for intérieur, entrer dans la composition et dans le jeu créatif de l’œuvre.

L’espace-temps de la performance, une nuit de chant

23pratiques savantespratique corporelleposition du corpsposition couchéeSous le toit de la grande maison de réunion, sur une des quatre plates-formes latérales qui encadrent le vaste plancher central, souvent dans la partie la plus obscure, entouré d’un auditoire nombreux, l’interprète est allongé sur une natte, une jambe pliée, l’autre étendue, un bras replié sur le front, les yeux fermés. Il semble dormir. Cette position favorise la relaxation et la concentration, et se rapproche de l’attitude du chamane « qui dort » lors du Voyage de l’âme (Ulit). L’ouverture du diaphragme, une technique respiratoire abdominale profonde et régulière, est une position stylisée et stéréotypée que j’ai observée chez les Sama15 et les Sama di Laut, des nomades marins16 ; elle est également attestée dans des groupes Dayak à Bornéo.

24acteurs de savoirémotion pratiques savantespratique corporelleperceptionouïeLe chant de l’épopée instaure une relation d’échange intense entre l’aède et son auditoire. Le pouvoir de fixer dans le souvenir individuel et collectif est lié au plaisir auditif – émotionnel, intellectuel, poétique – que la voix suscite, situation d’oralité stricte dans laquelle se déploie la longue chaîne de transmission des aèdes anonymes.

25acteurs de savoirémotionpeur acteurs de savoirémotionadmirationL’auditoire est assis, puis il s’allonge, s’endort, se réveille, s’exclame, commente, demande des éclaircissements sur l’intrigue lors des pauses alors qu’une nuit de chant se déploie. Selon l’intrigue choisie et la capacité respiratoire de l’aède, la performance dure une demi-nuit ou une nuit entière après le repas du soir jusqu’au soleil levant. Toutes les heures et demie, il fait une pause, le temps de s’asseoir pour fumer une cigarette ou chiquer, de répondre aux questions de quelques auditeurs attentifs ou de sortir uriner. Ces pauses ponctuent une nuit de chant. Le maître de céans reste près de l’interprète et l’accompagne avec le tubag, une forme de feedback qui lui donne la preuve qu’« il ne chante pas pour une souche d’arbre mort, tuwäd, car […] derrière elle, un Malfaisant pourrait bien se tenir », comme le précisait Mäsinu Intaräy 17. Les auditeurs manifestent leur intérêt pour l’intrigue et leur soutien au barde par des exclamations, des soupirs d’admiration ou de crainte, des incises furtives et brèves, des interjections. Le récit est proféré non pas en vers, mais « en groupes de respiration », en blocs séparés par des pauses respiratoires très brèves18. Ainsi entend-on jaillir dans l’espace sonore de la maison, interférant selon la technique vocale du tuilage avec le récit, les manifestations d’empathie des auditeurs avec les exécutants. Étonnement, admiration, inquiétude, peur, compassion, émerveillement alternent au fil de la narration : Salus-salus ! (Quelle pitié) ; Uq-uq (Oui, oui) ; Banar ba sälus ! (Bien sûr, parbleu !) ; Käbanaran (C’est pure vérité !) ; Naq atin kay Ilaq, atin kay (C’est bien ça l’Ami, c’est bien ça !) ; Amaq-amaq-amaq (Père-père-père !) – signe d’anxiété ; Aba-aba-aba Limukän (Oh la la, le Pigeon-émeraude – signe d’admiration) ; Aq päsi ! (Oui certes) ; Uq nämantug na ! (Oui, il est devenu fameux !) ; Abuq abuq abuq abuq ! (C’est énorme !)

26Il s’agit d’un chant non mesuré, avec plus ou moins d’ornementations, de « béquilles de la voix » (dalahitän), qui permettent selon la capacité respiratoire du barde de synchroniser un énoncé pertinent avec une phrase mélodique modulable dans le temps. Chaque interprète a une conscience claire de cette difficulté et, par son travail solitaire, lorsqu’il met en bouche et en voix le récit, il s’efforce d’ajuster cette relation entre les paroles et les mélodies (lyäg), qu’il compose tout en les proférant dans la liberté relative d’un récit en prose, avec la contrainte d’une capacité respiratoire qui lui est personnelle.

Le temps de la transmission

27construction des savoirstraditiontransmission pratiques savantespratique discursiverécit typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessémiologieLe chant est simultanément reçu, perçu et compris dans l’instant même de son émission, de la proferatio. Alors, quelque chose de nouveau se crée en la conscience d’autrui. J’ai proposé en 2000 d’étendre la notion d’« interprétant19 » afin de révéler la dynamique de l’émission, de la compréhension et de la transmission de l’épopée. Ces trois temps sont étroitement liés. Un signe, en s’adressant à un destinataire, à un auditeur attentif, crée dans son esprit un signe équivalent ou peut-être plus développé. Ce nouveau signe est « l’interprétant du premier signe ». Peirce distingue les « interprétants affectifs », un sentiment produit par un signe, les « interprétants énergétiques » et les « interprétants logiques », une pensée, un signe mental, un signe d’un genre intellectuel. Je propose une représentation analogue pour rendre compte de la dynamique qui relie l’émission, la compréhension et la transmission d’une épopée : le récit émis par le corps chantant d’un aède s’incarne dans le corps-réceptacle de chacun de ses auditeurs, c’est l’instant primordial et fondateur de la transmission.

28pratiques savantespratique intellectuellemémorisationOn peut alors mieux comprendre l’activité cognitive des auditeurs, qui sont certes émus ou séduits par une belle histoire, mais qui, de plus, intériorisent l’intrigue et la mémorisent. La « configuration » d’une histoire20 requiert une cohérence absolument nécessaire à la compréhension du récepteur et simultanément renforce les divers recours mnémoniques, car l’enchaînement logique des propositions crée une relation de causalité entre toutes les actions et facilite l’ancrage dans le souvenir.

29Le texte mental et le travail de la mémoire qui lui est corrélé (intégration, rétention, stockage et rappel immédiat lors de chaque performance) sont sous-tendus par ce que j’appelle une « macrostructure » qui n’est autre qu’un graphe dessinant une carte mentale de l’intrigue.

30inscription des savoirsécritureformuleLes divers segments répétés, les comparaisons, les icônes visuelles ou sonores, tous les traits constitutifs du « style formulaire21 » d’Albert Lord, auxquels s’ajoutent les « moments épiques22 » mis en lumière par Arthur Hatto, les « moments rhétoriques23 » analysés par Claude Henri Breteau, Paulette Galland-Pernet, Micheline Galley, ainsi que les « motifs matériels » et les « motifs sociaux »24 dégagés par Walther Heissig, sont autant de recours et de supports mnémoniques.

La voix « inspirée » des Montagnards palawan

31pratiques savantespratique artistiquepratique musicaleOn peut comprendre l’incidence de ce que j’ai appelé la « petite musique des choses25 » sur la création lexicale, poétique et musicale26, en se penchant sur l’extrême acuité de la perception auditive des Montagnards palawan et leur sensibilité aux paysages sonores27.

32Je me réfère ici à une notion qu’ils évoquent toujours, päläpläp, « cet attouchement » (< läpläp, le toucher), une manifestation de l’inspiration qui vient toucher l’oreille du barde le temps du rêve ou plutôt quand il connaît cet état de conscience illuminée, cette expérience privilégiée entre l’état de veille et le sommeil, dont parlent les Montagnards pour expliquer un instant qu’ils perçoivent comme le « don » (bingäy) d’un Bon Génie des Monts (Taw ät Käbudbuluran) et qu’ils associent à lyäg, un terme polysémique qui désigne le « cou », la « voix », mais aussi les « airs », les « mélodies » des divers personnages.

33Quand les Montagnards vont chercher dans la grande forêt de dammars la résine almaciga (Agathis Philippinensis), qui permettra un jour de faire « le copal de Manila » et les laques, l’aède est à l’écoute des mélodies du vent dans la canopée des grands arbres, entouré des autres hommes ou dans le silence et l’absence d’autrui, et entre dans une atmosphère poétique qui va susciter le päläpläp. Les mélodies des vents flottent sur cette immense frondaison et sont reprises, calquées, par le souffle mélodieux de l’aède (mänunultul), qui compose ainsi les « airs », les « mélodies » de ses personnages. La canopée est de plus la demeure des « Héros épiques » (Taw tutultulän).

34pratiques savantespratique rituellecérémonie inscription des savoirsgenre éditorialbiographie pratiques savantespratique lettréecommentaireDans cette chaîne de transmission et de création, Usuy avait composé autant de cellules mélodiques que de personnages de la longue épopée Kudaman 28, célébrant en sept nuits non consécutives le rite de sept années lié à la « Commémoration du Maître du Riz » (Tamwäy ät Ämpuq ät Paräy). Il avait entendu le récit de l’histoire de Buntäli, qui l’avait lui-même reçu de Kunyas. Par un don du hasard, en 1993, j’ai rencontré Kunyas alors qu’elle était aveugle et âgée, mais j’ai pu ce jour-là – vingt-trois ans après le premier enregistrement de la première nuit de Kudaman et dix ans après sa publication – recueillir le récit de sa vie et son témoignage sur son art. Kunyas et Buntäli chantaient l’histoire sur une seule mélodie. Le récit était une « Commémoration du Maître des Fleurs » (Tamwäy ät Ämpuq ät Burak) et s’accompagnait de la consommation d’« hydromel » (simbug). Usuy a transposé l’histoire dans le contexte cérémoniel de la Commémoration du Maître du Riz et il a de plus composé de nouveaux airs qui représentent autant d’icônes sonores que de personnages. Ainsi Lingisan, « Héron pourpre », le véhicule ailé de Kudaman, a-t-il une mélodie en lentes ondulations, à l’image de son vol que j’ai eu le privilège d’observer alors qu’il s’élevait lentement au-dessus de la mer de Chine. Dans cette tradition qui manifeste le degré zéro de la théâtralisation, les icônes sonores sont les substituts de masques, de marionnettes et d’acteurs particulièrement foisonnants dans les cultures de cour (royales et princières par opposition aux cultures paysannes et villageoises) du sud-est asiatique, tant dans la Péninsule indochinoise qu’en Insulinde29.

35inscription des savoirsgenre éditorialdialogue acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel acteurs de savoirstatutchamanOr cette voix, inspirée par les souffles du vent dans la canopée, qui se chante en son for intérieur lorsque l’aède s’exerce, est aussi celle du Voyage chamanique au cours duquel l’âme du chamane s’en va dans les mondes célestes et abyssaux. La voix devient le vecteur physique de « l’âme-double du chamane » (käruduwa ät bälyan), et ses paroles se font subtilement audibles lors de la négociation avec les Invisibles. On pourrait dire que le double de l’officiant se matérialise en voix : ce souffle quitte son corps et part en quête des causes d’un mal. Par un dialogue chanté avec les « autres » hommes, les Bienveillants et les Malfaisants, le chamane tente de négocier le retour d’une âme captive. Le courage et l’ultra-voyance qui animent cet homme doivent s’accompagner d’une voix humaine capable de métamorphoses, d’un talent pour chanter la négociation : questions posées, réponses données, l’échange verbal des Hommes véritables avec les lapis, ces « âmes tutélaires » qui viennent « s’apposer » (mäglapis) sur les flancs et les épaules du chamane en signe protecteur et l’accompagnent avec Diwata, ce relais bienveillant dans l’espace médian, avec Ämpuq, le Maître dans son ultime séjour, Anduwanän, avec les Säytan enfin, ces existants invisibles qui évoluent autour de nous et nous menacent de multiples façons, toujours brutales, avec leurs éternelles exigences de parité30. Lors de la séance chamanique, le lumbaga aurait alors pour fonction de magnifier les simples paroles quotidiennes et de rehausser l’adresse aux Lapis, ces esprits protecteurs, par des « fleurs de paroles », burak ät bäräs, qui se manifestent par une profération chantée courtoise, séduisante, agréable à entendre. Il s’agit, me semble-t-il, d’une voix in-ouïe dans l’échange dialogique avec les Lapis. Nous sommes en présence d’une autre forme de cette « poétique de la voix inspirée », une forme de « beau parler » et de « bien-dire » dans un contexte rituel thérapeutique et risqué. Pour les Palawan, c’est un recours calculé : l’adresse aux âmes protectrices privilégie un registre élevé, sublime, car elles accordent une indispensable médiation, faite d’explications et de bienveillante protection tandis qu’un tout autre registre et une tout autre langue, à l’envers, un « verlan » (bulikata), et différentes glossolalies et calques de langues étrangères sont mis en œuvre dans l’échange dialogique avec les Säytan, ces maîtres en inversions31. Nous avons pu observer que le chamane se double souvent d’un aède, mais tous les aèdes ne tentent pas de chamaniser.

La « composition mémorative »

36acteurs de savoirsexe et genreLorsqu’un homme, ou plus rarement une femme, éprouve le « désir ardent » (iräg) de chanter un long récit, que se passe-t-il ?

37Une lente et secrète « rumination » commence en son for intérieur. Cette métaphore physiologique suggère bien l’incarnation dans le corps de l’interprète du récit chanté. Un jour, après avoir travaillé dans la solitude et/ou avoir été guidé par un autre interprète, il se mettra à l’épreuve et composera une première performance en présence d’un auditoire. Cette maturité vient en général après le mariage, qui est précoce (voir le témoignage de Mäsinu Intaräy, dans Revel, 2000 et 2008).

38pratiques savantespratique rituellepsalmodie pratiques savantespratique artistiqueperformance orale acteurs de savoirstatutauteurJe perçois l’entraînement lui-même comme un lent et difficile processus de composition, un processus de rassemblement, de recouvrement et de création. Il en résulte une connaissance nouvelle, le produit d’une dilatation. C’est alors que l’aède devient un « auteur » au sens nouveau de « auteur-performeur », si l’on m’accorde ce néologisme. Muhammad Haji Salleh a déjà proposé une définition parallèle pour la littérature malaise, très riche par sa mixité, orale et écrite, narrée, chantée et théâtralisée, populaire et de cour32.

39pratiques savantespratique corporelleparole acteurs de savoircorps pratiques savantespratique rituellepsalmodie Mary Carruthers qualifie de « composition mémorative33 » cet art de créer dans le cadre d’une tradition orale qui s’effectue mentalement en « marmonnant » ou en « mastiquant » les mots. On pense à la « manducation de la parole » que Marcel Jousse a analysée34.

40Durant le Moyen Âge occidental, cette substance de la composition nécessitait de nombreux ajustements, de nouvelles mises en forme, des « esquisses multiples » (multiple drafts) 35, selon la notion opératoire de Daniel Dennett que j’ai adaptée au chant de l’épopée. La substance d’une composition était désignée comme « res ». Dans l’analyse des compositions orales, le graphe que je propose, ce produit mental d’un processus compositionnel, cette « configuration » qui est aussi substance, serait, je pense, la res.

41pratiques savantespratique artistiquepoésieComposer dans les « littératures de la voix » n’est pas un acte d’écriture, c’est « une rumination, une cogitatio, une écoute de, et un dialogue avec un rassemblement de voix qui s’élèvent de divers lieux de la mémoire36 ». Au sein d’une culture et de son ensemble de connaissances, il y a une intelligence dynamique, un potentiel créateur, sur la base d’un répertoire ancestral qui lors des performances est toujours en dilatation, en expansion, tant du côté du poète-narrateur, qui en est l’interprète au cours d’une nuit, que du côté de ses auditeurs, ces interprètes en devenir.

42C’est ainsi que le système, loin d’être figé, s’ouvre constamment, et la création dans le cadre de la tradition est toujours présente. Aussi ne me semble-t-il pas erroné d’aborder le chant d’une épopée comme la maîtrise d’un « système de connaissances » (knowledge system) et d’un « mode de raisonnement expert » (skilled activity) pour construire une intrigue et la chanter.

43Dans les petites sociétés de forêt ou de nomades marins, sociétés chamaniques où j’ai eu le privilège de vivre et de travailler, le chant des épopées fait partie intégrante de répertoires vivants qui nous permettent d’accéder aux processus de codification, de mémorisation et de transmission. Diverses modalités de proferatio révèlent les liens qui unissent physiquement la narration, le souffle et le chant en un tout harmonieux et intelligible. Nous sommes à même d’observer des phénomènes opposés et simultanés de continuité et d’innovation, de fixité et de créativité.

44La codification nous permet de dégager, à l’écoute de la performance des compositions poétiques, vocales et musicales les règles complexes de la mise en signe qui sous-tendent ces longs récits et la création des formes poétiques qui les portent.

45pratiques savantespratique intellectuellemémorisationLa mémorisation se fonde sur des processus cognitifs unissant la perception sensorielle, l’attention, les divers processus de la mémoire verbale et co-verbale : kinésique, gestuelle, mimique. La mémoire de travail et la mémoire à long terme des aèdes vivants et performants sont de vraies questions pour l’anthropologie linguistique comme pour la psychologie cognitive.

46pratiques savantespratique artistiquepratique musicaleLes arts musicaux et vocaux sont des systèmes complexes qui supposent anticipation, rétrospection et intégration. Aussi me paraît-il nécessaire de privilégier :

  • l’imbrication des vecteurs oraux, musicaux et kinésiques ;
  • les contraintes réciproques des codes et des techniques de transmission ;
  • les modalités de conception, de réalisation, de perception qui caractérisent le chant de l’épopée comme fait musical.

47La narration est menée par un enchaînement de propositions régies par des relations d’inférence causale. Dans l’espace-temps du récit, l’intrigue se noue et se dénoue, « se configure ». Je propose de représenter topographiquement les actions des héros, de leurs adjuvants et de leurs opposants. Elles dessinent quatorze voyages (deux fois sept) dans trois espaces (terrestre, céleste et maritime) pour nouer et dénouer l’intrigue de l’épopée Mämiminbin. C’est là une mise en évidence d’une macrostructure logico-narrative, soit la seconde relation mimétique, ou Mimèsis II de Paul Ricœur : « L’acte configurant est une opération de l’imagination productrice37. » En effet, la compétence narrative des paroles se fonde sur un flux narratif qui repose sur une composition rigoureuse.

48L’aède dispose d’un matériel très diversifié et constamment modulable fait de schèmes narratifs et argumentatifs, de topologies, de réseaux associatifs, et d’un ensemble de représentations cosmogoniques, autant de recours qui lui permettent de composer et de re-composer un récit.

49construction des savoirslangage et savoirsgenreépopéeDans l’acte de chanter l’épopée, il y a des activités cognitives inconscientes, des stratégies conscientes et une grande mouvance du texte oral. Il se crée au fur et à mesure de la performance. Ainsi, l’aède se tisse lui-même à la trame de son récit, et la tradition est préservée par une re-création constante. En vérité nous sommes les témoins actuels d’une ou de quelques variantes dans un océan de créations.

50pratiques savantespratique corporelleperceptionouïe pratiques savantespratique corporelleperceptionLes effets symboliques et les enseignements de ces récits sont les dons espérés. Le plaisir auditif, l’émotion et la fonction réalisante de la poésie sont les dons plus subtils d’une nuit passée à l’écoute d’un « auteur » diaphane pratiquant cet art de la parole chantée éphémère. Une profonde sémantique musicale est à l’œuvre et participe de cette incessante production symbolique qui a le pouvoir d’enseigner, d’apaiser et de guérir.

Syllabaires et supports : y a-t-il un impact de l’écriture sur la culture palawan ?

51inscription des savoirsécritureDans cette vaste aire de civilisations qu’est l’Asie du Sud-Est, oralité et écriture ne sont ni exclusives ni antinomiques : nous en avons la preuve dans les cultures malaise, bugis, javanaise, balinaise, et aux Philippines dans les cultures islamisées de Mindanao, Maranao et Maguindanao notamment.

52En Asie du Sud-Est, le deuxième support de ces longs récits chantés est fait de feuilles de latanier, lontara, mais aussi de rubans de papier enroulés, comme l’épopée transcrite tardivement dans le syllabaire bugis, I La Galigo 38.

Espaces géographiques
Hautes-Terres
Environnements
Forêt et rivière
Flore, faune, phénomènes
Oiseaux, sangliers
Mer des Nattes Brisants sur mer d’huile Poissons, Tandayag,
Atmosphère Espace médian et nuages Kuyäw, Tonnerre

53Il y a sept personnages, mais six « airs » distincts seulement. Tandayag n’a pas de parole. Il est un adjuvant abyssal silencieux dès lors qu’aucune faute entre consanguins n’est commise. Il est efficace et ramène les héros vers le littoral, sur la terre car le projet d’alliance, il le voit bien, est beau, sage, égal, paritaire, harmonieux en tous points.

Les héros  
Mämiminbin Jeune homme des Hauts, d’une grande vitalité, d’une grande beauté physique, emporté, agressif et sans manières.
Läbit Jeune homme des Hauts, d’une grande beauté physique, pondéré, honnête, pacifique et courtois.
Les dames  
Ariq ni Läbit Jeune fille des Hauts, d’une grande beauté physique, colérique et obstinée, sans maturité et sans maîtrise de soi, refusant tout ou exigeant tout. Personnalité capricieuse.
Ämpuq ät Säraq Dame des Poissons d’une grande beauté physique et psychologique. Sa demeure est dans l’espace maritime. Sereine, grande maîtrise de soi et des situations, prenant des initiatives, bonne médiatrice. Personnalité conciliante.
Les adjuvants  
Balud-Putyän Pigeons impériaux, Pigeons-Pagodes. Ils appartiennent au Monde aérien mais sont aussi des oiseaux domestiques sur la terre.
Kuyäw Grand Père Tonnerre, divinité de l’espace médian, doté d’ultravoyance. Gardien du monde.
Tandayag Dragon, divinité chthonienne et abyssale, silencieux, mais doté d’ultravoyance. Gardien du monde.

54matérialité des savoirsinstrumentinstrument d'inscription construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeDans les sociétés des archipels du nord de l’Insulinde, en milieu tropical humide, lors de l’arrivée des Espagnols et soixante ans plus tard lors de l’évangélisation et les débuts de la colonisation, dix-sept syllabaires sont attestés : on écrivait sur des lamelles de bambou en incisant (bägritän) les caractères avec la pointe éversée d’un petit couteau courbe (päqis). Le bambou, cette graminée à la fibre ferme et tendre, est utilisé verticalement dans l’espace qui sépare deux entre-nœuds, et sa surface lisse permet des incisions claires. Un bambou séché est plus résistant et durable qu’une feuille de bananier mais il est périssable à cause des petits parasites qui s’en nourrissent en le rongeant.

55acteurs de savoiracteur non humainvégétalOn écrivait également et l’on écrit encore à Palawan avec la pointe à la fois ferme et ronde de la nervure effilée d’une feuille de palmier (lyas), en suivant les intervalles lisses et parallèles d’une feuille de bananier ou bien sur une feuille d’acanthe, une feuille de palétuvier. Puis, la feuille inscrite est roulée et serrée par un filament noué et portée dans la main. Il s’agit de messages, de lettres.

56On écrit enfin sur une section tubulaire de bois écorcé blanc et léger à la surface lisse (lampung) avec un morceau de charbon de bois (urisäng). Fiché en terre ou lié perpendiculairement sur la fourche d’une branche, cette section de bois contient un message concis à la croisée des chemins, par exemple l’annonce de la quarantaine d’un hameau à cause d’une épidémie.

57On écrit aussi avec la pointe du doigt sur un espace de sable nettoyé et lissé.

58matérialité des savoirssupportLe caractère éphémère et périssable de tels supports rend impossible la conservation à long terme des inscriptions dans un climat tropical humide et expliquerait, en partie, le fait que les longues épopées n’aient, semble-t-il, jamais été transcrites dans ces syllabaires. Aussi sommes-nous en présence de ce que j’ai appelé les « littératures de la voix ». Elles sont action, contexte et processus, ici et maintenant.

59Dès lors, l’épopée est à appréhender comme un « objet temporel39 », selon la définition de Bernard Stiegler : son écoulement coïncide avec le flux de la conscience dont il est l’objet.

Mise en texte de l’epos : établir les premiers manuscrits

60Le premier support des épopées est dans la pratique vocale : un « texte mental » et ses esquisses multiples sont mis en bouche et en voix, comme j’ai pu l’observer à Palawan 40. Tout le travail des ethnologues, linguistes, poéticiens et ethnomusicologues consiste alors à établir les premiers manuscrits en fonction de perceptions auditives de haute qualité. Plus tard viendront les analyses herméneutiques, les études comparatives des contenus et des esthétiques des arts de la performance. Telle est la « raison graphique » d’une transcription pertinente.

61Il s’agit de projeter le temps dans l’espace, de fixer une des variantes, et une seulement. Dans la chaîne de la transmission et de la réitération, il y a un souvenir mais aussi un devenir, une créativité incessante. Loin d’être une matière inerte, le texte mental est bien vivant et s’incarne dans une voix lors d’une performance. Dans une telle situation, la volonté de fixer le « papillon » n’est-elle pas paradoxale ? Ne suscite-t-elle pas un détournement de la vocation même de l’epos ?

62pratiques savantespratique corporelleperceptionouïe acteurs de savoircommunauté pratiques savantespratique artistiquechantLe type de communication que cet art de la parole chantée suscite, le partage communautaire et la variabilité liés à l’oralité ou bien sa stricte fixité dans des compositions versifiées, selon les cultures, exigent la mise en œuvre de moyens adéquats dans la perception auditive, la transcription et l’analyse. Celle-ci doit anticiper celle-là, car il faut capter par l’oreille les traits principaux d’une poétique et la forme de la composition, et les transposer visuellement. Il s’agit bien de donner à voir ce que l’oreille entend, d’établir à partir d’une composition poétique vibrante un premier texte capable de refléter de manière visuelle des éléments essentiels de la composition orale. Celle-ci peut être chantée en vers, en stances, en groupes de respiration, a capella ou en alternant une voix solo et un chœur, avec ou sans accompagnement musical. L’écrit ne pouvant pas encoder les données paralinguistiques de la voix humaine (timbre, tessiture, intensité, rudesse, douceur), non plus que les états momentanés de celle-ci (colère, joie, angoisse, tristesse), le recours aux supports multimédia, ces « rétentions tertiaires41 », nous permet désormais de réécouter et d’analyser les dimensions constituantes d’une esthétique des littératures de la voix.

63matérialité des savoirssupportinfrastructure numériqueEn ce début de xxi e siècle, les technologies numériques et le multimédia sont les nouveaux supports de la mémoire ; après l’écriture, ces technologies sont les nouvelles rétentions tertiaires dont nous disposons. Elles tendent de plus en plus à se substituer à l’écriture et à son système mnémotechnique qui fut globalement stable à travers les siècles et les cultures.

Syllabaire palawan, .
Figure 2. Syllabaire palawan, Surat Inaborlan.

64Ces nouvelles prothèses révolutionnent notre approche de l’épopée tant du côté de la mémoire des aèdes que de l’intelligence analytique des anthropologues. La dimension esthétique de leur application dépendra de notre créativité.

Notes
1.

Appelé « Isla de la Paragua » sur les cartes espagnoles, cet archipel de 1 768 îles fut nommé en 1903 « Palawan » ; la grande île représente 1 200 000 hectares, soit 625 km de long et de 40 à 18 km de large.

2.

Fox, 1970, chap. i, « Introduction to the Archeology of Palawan », p. 1-19, et chap. ii, « An upper paleolithic Habitation Site », p. 21-44.

3.

Macdonald, 1977, carte des aires culturelles de l’ethnie palawan, p. 16.

4.

Revel-Macdonald, 1979.

5.

Revel, 1991, vol. II, chap. i, « La chasse généralisée : Hommes-Prises-Maîtres-Hommes », p. 15-52.

6.

Macdonald, 1977, voir l’introduction, « Société », p. 28-29. L’ensemble du livre traite des règles de parenté et de résidence ainsi que de l’organisation sociale.

7.

Macdonald, 1988, chap. i, « Le mythe palawan et son contexte », p. 2-16.

8.

Revel-Macdonald, 1983, p. 1-3.

9.

Revel et Martenot, 2005.

10.

Saway, 2000, p. 75-84.

11.

Pegg, 2000, p. 173 -174 ; Hamayon, 1993, p. 352-353.

12.

Aristote, Poétique 4-7 : 1449b, 1450a, 1450b, p. 82-90.

13.

Ricœur, 1985, ainsi que Ricœur, 1991, p. 20-33.

14.

Lévi-Strauss, 1964, voir l’ouverture : « Le mythe et l’œuvre musicale apparaissent comme des chefs d’orchestre dont les auditeurs sont les silencieux exécutants », p. 25.

15.

Revel, 2005, p. 125.

16.

Revel et Martenot, 2005.

17.

Revel, 2008, voir le témoignage du barde palawan dans le film.

18.

Revel, 1983, p. 1-60.

19.

Peirce, 1978, p. 120-191.

20.

Ricœur, 1985.

21.

Lord, 1960, chap. iii, « The formula » p. 30-67. Précédé par les travaux de Parry, 1928, sur « l’épithète homérique ».

22.

Hatto, 1989, « Epic moments ».

23.

Breteau et al., 1973, « Rhetoric moments ».

24.

Heissig, 1989, « Material motives and social motives ».

25.

Revel, 1992, vol. III, chap. i, p. 13-66.

26.

Revel, 1998, p. 18-28 ; 2005, p. 296-306.

27.

Revel, 1992 et 2009.

28.

Revel-Macdonald, 1983, « Brève histoire d’une vie », p. 44-54.

29.

Revel, 2010b, chap. vi.

30.

Revel, 2004.

31.

Revel (en collaboration avec D. B olger), 2010b, voir particulièrement l’analyse des timbres.

32.

Salleh, 2008, chap. vi, « Renewing the author », p. 136-158

33.

Carruther s, 1990, voir la notion de « Memorative composition » ; trad. fr. 2002, chap. vi, « Mémoire et autorité », p. 285 et suivantes.

34.

Jousse, 1975, vol. II, chap. i, « La manducation », p. 33-60.

35.

Dennett, 1991, Multiple drafts model of conciousness, chap. v, p. 101-138 ; cf. Revel, 1996, p. 268-269.

36.

Carruthers, 1990, chap. v. Je reprends ici la notion de « rumination », une forme d’ingestion progressive de l’épopée qui est toujours transmise à viva voce.

37.

Ricœur, 1985.

38.

Hamonic, 1987 ; Hamonic et Pelras, 1988, et communication personnelle.

39.

Stiegler, 2001.

40.

Honko avait proposé ce thème fédérateur de « texte mental » à Turku en 1992, lors du premier atelier sur Les Épopées le long des Routes de la soie : Routes de dialogue, et publia en 1996 l’ensemble des conférence dans Oral Tradition.

41.

Stiegler, 2001, analyse philosophiquement dans le chapitre VI (p. 277-326) le bouleversement technoscientifique dont nous sommes tout à la fois les témoins et les acteurs. En mettant en œuvre des « technologies de la transmission et de l’hyperreproductibilité des patrimoines, aussi bien les savoirs […] que les patrimoines économiques, patrimoines culturels, langues et littératures, savoir-faire artistiques, modes de vie, architectures, paysages, etc. » sont abordés et cernés.

Appendix A Références

  1. Aristote, Poétique : Aristote, Poétique, texte traduit en français par J. Hardy, préface de Ph. Beck, Paris, 1990.
  2. Breteau et al., 1973 : Claude Henri Breteau, Paulette Galland-Pernet, Micheline Galley, « À propos des moments rhétoriques », Littérature orale arabo-berbère, no 6-7, p. 29-52.
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  8. Hamonic, 1987 : Gilbert Hamonic, Le Langage des dieux. Cultes et pouvoirs pré-islamiques en pays bugis, Célèbes Sud, Indonésie, Paris.
  9. Hamonic et Pelras, 1988 : Gilbert Hamonic et Christian Pelras, « En quête des Dieux bugis : entre mythe et rituel, entre silence et parole », Revue d’histoire des religions, Paris, p. 345-365.
  10. Hatto, 1980-1989 : Arthur Hatto (dir.), Tradition of Heroic and Epic Poetry, I. The Traditions, II. Characteristics and Techniques, Londres.
  11. Heissig, 1989 : Walther Heissig, « Historical Realities and Elements in the Mongol Heroic Epic », Information Bulletin of the International Association for the Study of Cultures of Central Asia, Moscou.
  12. Honko, 1996 : Lauri Honko (éd.), Epics Along the Silk Roads : Mental Texts, Performance, and Written Codification, Oral Tradition 11/1, Missouri.
  13. Jousse, 1975 : Marcel Jousse, L’Anthropologie du geste, vol. 2, La Manducation de la parole, Paris.
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  19. Parry, 1928 : Milman Parry, L’Épithète traditionnelle dans Homère, Paris.
  20. Pegg, 2000 : Carole Pegg, « The Power of Performance : West Mongolian Heroic Epics », in The Oral Epic : Performance and Music, éd. K. Reichl, Berlin, p. 171-190.
  21. Peirce, 1978 : Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, textes rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris.
  22. Peirce, 1932 : C. S. Peirce, Collected Papers (1932), vol. 2, Elements of Logic, vol. 5, éd. Ch. Harthshorne et P. Weiss, Cambridge (Mass.).
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  32. Revel, 2005a : N. Revel, Le Voyage au ciel d’un héros Sama / The Voyage to Heaven of a Sama Hero. Silungan Baltapa, Geuthner (édition trilingue sinama, français, anglais) N. Revel, H. Arlo Nimmo, A. Martenot, G. Rixhon, T. Sangogot, O. Tourny, Paris, Littératures de la Voix 2/ DVDvidéo (1 fichier son : chant en intégrale, 1 fichier de 110 photos diaporama avec récit, fr./angl.), réalisation : A. Martenot et N. Revel.
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Publications multimédia
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  3. Revel, 2008 : N. Revel, « Chanter l’épopée / The Song of an Epic Témoignage de Mäsinu Intaräy barde palawan/ In the Words of Mäsinu Intaräy a Palawan Singer of Tales (Philippines) », auteur scientifique, films, photos, N. Revel, assistante montage, A. Paouri (20’22"), LMS, CNRS, Villejuif.
  4. Revel-Macdonald, 1991 : N. Revel-Macdonald, « Musique des Hautes-Terres Palawan / Palawan Highland Music », N. Revel-Macdonald et J. Maceda, disque compact LDX274865 (2e éd. augmentée), Collection CNRS/Musée de l’Homme, éd. bilingue français/anglais, 1 livret (1re éd. 1987).
  5. Revel et Martenot, 2005 : N. Revel et Alain Martenot, Silungan Baltapa. Le Voyage au ciel d’un héros sama (trilingue) : Le chant de l’épopée en intégral/ The Epic Song : fichier son en sinama. Voyages en mer / Sea Voyages : fichiers diaporama photos avec récit (fr./angl.).